Lorsqu'on le compare aux autres pays industrialisés, le Canada fait piètre figure en matière de brevets d'invention. Est-ce parce que les entreprises canadiennes ne font pas assez de recherche et développement (R et D) ou parce qu'elles ne protègent pas suffisamment leurs innovations? Les deux!

En 2013, les citoyens et les entreprises du Canada ont déposé 2851 demandes de brevets internationaux, soit 81 par million d'habitants. Au Japon, c'était 345, en Allemagne, 222, aux États-Unis, 181 et en France, 120. Mince consolation, le Canada s'en tire mieux que le Royaume-Uni (76), l'Australie (69), l'Italie (48) et la Chine (16).

«L'économie canadienne est fondée en grande partie sur les ressources naturelles, un domaine qui, traditionnellement, n'attire pas beaucoup de R et D», souligne Louis-Pierre Gravelle, agent de brevets au cabinet Robic.

«De plus, aux États-Unis et au Japon, il y a une culture d'innovation et de protection de ce qu'on a développé, ajoute-t-il. Je pense que cette culture-là n'est pas ancrée aussi profondément au Canada.»

Bien sûr, la chute de géants technologiques comme Nortel et BlackBerry n'a pas aidé, si bien que l'écart avec les pays les plus performants est loin de se résorber. En 2013, le nombre de demandes de brevets internationaux a progressé de 3,4 % au Canada, ce qui est davantage que dans des pays comme le Japon, l'Allemagne et la France. C'est aussi supérieur à la croissance de l'économie canadienne, qui a atteint 2 % en 2013. Mais c'est beaucoup moins que la progression enregistrée en Corée du Sud (+4,6 %), aux États-Unis (+11 %), au Brésil (+12 %), en Chine (+16 %) et au Mexique (+22 %).

La situation est en bonne partie attribuable à la faiblesse relative des investissements en R et D au Canada, qui sont inférieurs à la moyenne des pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) depuis des années.

Mais il y a plus. Dans une étude publiée en 2011, le Centre sur la productivité et la prospérité de HEC Montréal a démontré que chaque dollar investi en R et D conduisait à moins de demandes de brevets au Canada et au Japon (mais plus qu'aux États-Unis et en Corée du Sud). Au Québec, le tableau est encore plus sombre. Selon les auteurs de l'étude, Robert Gagné et Pierre-Olivier Lachance, l'inefficacité des crédits d'impôt à la R et D y serait pour quelque chose.

L'an dernier, le gouvernement péquiste avait annoncé la création du programme «Premier brevet» pour encourager les PME à innover et à protéger leurs inventions, mais les libéraux n'y ont pas donné suite. Par contre, certaines entreprises, comme le fabricant de simulateurs CAE, ont pris l'initiative de récompenser financièrement leurs salariés à l'origine d'inventions brevetables.

Un processus long et coûteux

Les PME sont particulièrement réfractaires aux brevets, souvent synonymes pour elles de coûts élevés et de longs délais. «Quand on commence à parler de propriété intellectuelle, le réflexe des PME n'est généralement pas de dire «oui, c'est important», reconnaît M. Gravelle. Décrocher un brevet peut coûter de 10 000 à 75 000 $ en fonction de la complexité du produit et du nombre de pays visés.

On trouve même des grandes entreprises qui ne recourent pas autant aux brevets qu'elles le pourraient. C'est le cas de Velan, un fabricant montréalais de robinets industriels dont les ventes annuelles frisent les 500 millions. «Nous sommes tellement pris par le quotidien que nous n'accordons peut-être pas assez d'attention à cela», admet Gil Perez, vice-président de l'ingénierie chez Velan.

«Mais nous avons réussi à croître sans brevets, alors ce n'est pas essentiel», précise-t-il. Pourquoi? «La contrefaçon est toujours un risque, mais nous avons acquis une réputation assez solide dans l'industrie, de sorte que nos clients sont généralement prêts à payer une prime pour nos produits.» Dans la plupart des industries, on ne veut pas courir le risque d'un accident à cause d'une pièce de tuyauterie de qualité inférieure.

«Le savoir-faire que nous avons acquis au fil des ans, ça nous donne une marge de protection qu'aucun brevet ne peut nous procurer», explique M. Perez.

Chez Premier Tech, une multinationale québécoise du secteur agricole, chaque innovation fait l'objet d'une évaluation en brevetabilité. «On a développé des outils pour analyser la valeur commerciale de nos inventions et l'efficacité potentielle d'un brevet. Ça nous aide à trancher», relate Pierre Talbot, vice-président à l'innovation pour l'entreprise de Rivière-du-Loup.

L'univers de la propriété intellectuelle est complexe mais fascinant. Quelques pistes pour s'y retrouver.

Le brevet est l'un des principaux moyens par lesquels l'État encourage l'innovation. Un brevet permet à un inventeur d'échapper, pendant 20 ans, au principe de libre concurrence. Ce monopole temporaire fait en sorte que le détenteur d'un brevet est le seul à pouvoir commercialiser une invention, à moins qu'il ne cède ce droit à quelqu'un d'autre. Cette exclusivité doit lui permettre de récupérer ses investissements en R et D. En échange, l'inventeur doit accepter de fournir une description détaillée de sa création, qui sera accessible à tous.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Source: Office de la propriété intellectuelle du Canada

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Source: Observatoire des sciences et technologies (UQAM)

Les trucs du métier

L'univers de la propriété intellectuelle est complexe mais fascinant. Quelques pistes pour s'y retrouver.

Brevet ou secret?

Le brevet n'est pas la seule façon de protéger une invention. Il y a aussi le secret industriel, qu'on maintient par des ententes de confidentialité. L'avantage du secret, c'est qu'il ne contraint pas une entreprise à dévoiler son invention au grand jour, comme c'est le cas pour un brevet. Le secret convient particulièrement aux procédés internes.

« Mais si, en commercialisant le produit, on peut déduire comment il est fait par le biais de la rétro-ingénierie, ça ne peut pas être protégé par secret. On va plutôt recommander d'aller vers un brevet parce que d'une façon ou d'une autre, le chat va sortir du sac », prévient Isabelle Girard, agente de brevets au cabinet Robic.

Même si le secret n'est pas éventé, une entreprise qui ne fait pas breveter une invention court le risque qu'un concurrent mette au point une innovation semblable de façon indépendante. « S'il réussit à la faire breveter, ça nous place dans une situation où on ne peut même plus exploiter ce qu'on a développé! », note Louis-Pierre Gravelle, également de Robic.

Dans l'aéronautique, où les investissements en recherche et développement sont considérables, les brevets sont monnaie courante. « Ça permet de nous assurer que nous pourrons récupérer notre mise à long terme », relève Jeffrey Astle, directeur de la propriété intellectuelle chez Pratt&Whitney Canada.

Faire respecter son brevet

Sous l'influence des États-Unis, les poursuites en propriété intellectuelle sont à la hausse. VoiceAge, une PME québécoise qui met au point des encodeurs-décodeurs de voix utilisés dans la plupart des téléphones mobiles du monde, en sait quelque chose.

« Ce n'est pas automatique que [les fabricants d'appareils] vont nous payer, témoigne Sylvain Desjardins, coprésident de VoiceAge. On doit lancer des programmes de licences, donner des escomptes à ceux qui s'inscrivent en premier... L'an dernier, pour la première fois en 20 ans, on a dû déposer des poursuites judiciaires. La valeur d'un brevet, c'est ta capacité à te défendre. »

Ceci dit, les brevets sont souvent incontournables dans les secteurs de haute technologie. « Je ne peux pas imaginer une entreprise technologique qui n'aurait pas de brevets, dit M. Desjardins. Ça ne passerait auprès d'aucun financier. La meilleure façon de démontrer que tu es innovateur, c'est de demander un brevet. C'est un exercice exigeant, mais qui permet de donner une assise solide à une entreprise. »

Mais parfois, les brevets peuvent devenir des parasites. C'est le cas lorsque des chasseurs de brevets (« patent trolls ») obtiennent des protections pour des produits ou des technologies non commercialisés pour forcer le paiement de licences à d'éventuels utilisateurs.

« J'ai vu apparaître des brevets pour des choses qui, à mon sens, n'auraient pas dû être brevetables, indique Pierre Talbot de Premier Tech. Je ne sais pas par quel miracle c'est passé. Après, on est pris avec ça dans les pattes. »

Veille technologique

Les entreprises ont tout intérêt à consulter les bases de données sur les brevets, même si elles ne pensent pas avoir d'innovations à faire breveter.

« Avant de dépenser un seul dollar en R et D, une entreprise devrait faire des recherches sur l'internet pour savoir ce qui a déjà été développé dans le domaine », insiste Francis Boutin, un ingénieur qui aide des PME à faire de la veille technologique.

« Il faut s'assurer qu'on ne viole pas les brevets de tiers, rappelle Sylvain Desjardins de VoiceAge. Si tu mets 5 ou 10 millions dans une entreprise pour t'apercevoir deux ans plus tard que le coeur de sa technologie est basé sur les brevets de quelqu'un d'autre, tu vas être pris dans des poursuites. »

Scruter les demandes de brevet déposées permet aussi d'en apprendre plus sur les stratégies d'affaires des concurrents, les tendances futures d'une industrie et les marchés prometteurs. Selon M. Boutin, il est possible d'utiliser cette information à son avantage sans enfreindre les brevets. Par exemple, il est possible de répondre à un besoin ciblé par une demande de brevet en créant un produit différent.

Les répertoires de brevets peuvent aussi permettre de dénicher de nouveaux partenaires d'affaires. Francis Boutin donne l'exemple d'une entreprise québécoise qui a trouvé un produit breveté en Europe qu'elle fabrique ici, sous licence, pendant sa saison morte.

Cinq brevets québécois

Parcourir les registres de brevets, c'est un peu plonger dans l'intimité des entreprises. Alimentation Couche-Tard a déjà déposé une demande pour un dispositif de cuisson au micro-ondes, alors qu'Air Canada a tenté de faire breveter un système d'établissement des prix pour les billets d'avion, et Loto-Québec, un jeu de roulette amélioré. Voici huit demandes intéressantes présentées par des entreprises québécoises au cours des dernières années.

Une ensacheuse de fromage en grains

Date de la demande : 12 septembre 2012 (Canada et États-Unis)

Date d'octroi du brevet canadien : 18 février 2014

Inventeurs : Jean-Claude Ouellet, Sylvain Bilodeau, Olivier Marcotte, Denis Lépine, Nicolas Deschênes, Denis Hotte et Bertrand Maheux

La Fromagerie St-Guillaume (Coopérative Agrilait) voulait accroître sa capacité de production de fromage en grains tout en conservant l'apparence artisanale de ses emballages. L'entreprise a confié au Centre de recherche industrielle du Québec (CRIQ) le mandat de concevoir une ensacheuse qui automatise le processus, ce qui a permis à la fromagerie du Centre-du-Québec de réduire ses coûts d'exploitation et d'augmenter sa part du marché.

Un simulateur d'accouchement

Date de la demande : 31 mars 2014 (Canada et États-Unis)

Inventeur : Robert Amyot

En 2009, le fabricant de simulateurs de vol CAE a commencé à se diversifier dans les secteurs de la santé et des mines. En cinq ans, CAE Santé a déposé plusieurs demandes de brevet pour des simulateurs de patients destinés à la formation de médecins, d'infirmières et d'ambulanciers. La plus récente innovation de l'entreprise montréalaise est un simulateur d'accouchement qui reproduit la plupart des complications obstétricales. L'appareil, qui coûte environ 70 000 $, a déjà été vendu en Amérique du Nord, en Europe et en Asie.

Épargner en tout lieu

Date de la demande : 3 juillet 2014 (Canada)

Inventeurs : Stéphane Barsalou, Claude Héon et Jean-Pierre Malo

Depuis quelques années, le Mouvement Desjardins s'est donné comme objectif d'encourager l'épargne chez ses membres. Plus tôt cette année, la coopérative a joint le geste à la parole en lançant la fonctionnalité Hop-Ép@rgne, intégrée à l'application mobile AccèsD. L'outil permet de mettre de l'argent de côté en vue d'un projet comme un voyage ou l'achat d'une maison.

De l'eau d'érable à l'épicerie

Date de la demande : 26 juin 2013 (Canada, États-Unis, Europe et Asie)

Inventeurs : Geneviève Béland et Julie Barbeau

Pour accroître les débouchés commerciaux des produits de l'érable, la Fédération des producteurs acéricoles du Québec a instauré un programme de R et D. C'est ainsi qu'on a mis au point un procédé de pasteurisation de l'eau d'érable qui a permis la commercialisation de celle-ci à grande échelle. Prix : de 5 à 6 $ le litre. La Fédération a aussi déposé des demandes de brevet pour d'autres innovations, mais aucune d'entre elles n'a encore été mise en marché.

Un lait de croissance qui a fait flop

Date de la demande : 6 septembre 2012 (Canada)

Inventeurs : Michel Pouliot, Gabriel Remondetto et Martine Surprenant

Un brevet ne garantit pas le succès. En 2012, Natrel a lancé Baboo, un lait pour bébés de 12 à 24 mois. La filiale de la coopérative Agropur l'a présenté comme un produit permettant de « faciliter la transition » vers le lait ordinaire. Fait de perméat de lait, de crème, de jus d'acérola et d'huile d'algue, Baboo a été conçu pour être plus facile à digérer. Mais à 3,29 $ le litre, soit presque deux fois plus cher que le lait ordinaire, le produit a été boudé par les consommateurs. Il vient d'être retiré du marché.