Les inégalités sociales progressent en Occident depuis plus de 30 ans. C'est surtout la classe moyenne qui en fait les frais, car le filet de sécurité mis en place par les États protège en général encore les plus démunis. L'économiste américain James K. Galbraith, d'allégeance démocrate de gauche, consacre sa carrière à étudier ce phénomène. La Presse l'a rencontré en marge du Rendez-vous national sur les inégalités sociales dont il est le conférencier vedette. L'entrevue s'est déroulée en français.

Q Comment se sont accrues les inégalités sociales dans le monde? Approche-t-on de la fin de cette tendance?

R Les pires effets se sont manifestés entre 1980 et 2000. La récession de 1980-1982 a été très dure pour la classe ouvrière. Les taux d'intérêt élevés ont rendu la dette des pays latino-américains insoutenable.

Il y a eu ensuite la chute de l'Union soviétique qui a entraîné une augmentation fantastique des inégalités dans la région. Dans les années 90, un peu la même chose s'est produite en Asie, sauf en Chine, où la forte croissance a aussi permis de sortir des millions de gens de la pauvreté.

Depuis 2000, la situation est un peu différente. Avec la chute du NASDAQ, il y a eu moins d'enrichissement chez les actionnaires de technologies de l'information tandis que le boom des prix des ressources a permis de diminuer la pauvreté dans des pays émergents comme le Brésil.

En Amérique latine, on a rejeté le modèle néo-libéral.

Aux États-Unis depuis la crise, on rétablit les inégalités avec la montée de la Bourse.

Q N'y a-t-il pas eu aussi quelques efforts de redistribution comme l'Obamacare?

R On verra plus tard ses effets redistributifs. Je crois que ça marche assez bien.

Avant, environ 40 millions d'Américains étaient sans couverture d'assurance-maladie. Ce n'était pas tant des pauvres que des jeunes qui sont maintenant obligés de s'assurer. Cela fait baisser les primes pour tout le monde. Ç'aurait été bien moins cher toutefois d'étendre des programmes comme Medicare.

On a par ailleurs éliminé de l'aide aux étudiants. Les droits de scolarité augmentent, mais on interdit aux étudiants de faire faillite pour se libérer de leurs dettes. On peut pourtant se libérer d'un prêt hypothécaire. C'est un retour à des pratiques du XIXe siècle.

Q Quelles sont les conséquences de l'appauvrissement de la classe moyenne?

R Il ne faut pas confondre classe moyenne et classe ouvrière. La première possédait une sécurité financière et matérielle. Elle avait des assurances, avait accès à l'enseignement supérieur et était propriétaire de sa maison qui lui assurait un coussin. Beaucoup de ces éléments ont disparu ou sont en danger.

Autrefois, les universités étaient de haute qualité. Ainsi, Berkeley [en Californie] était mieux cotée que Harvard [au Massachusetts].

La crise des hypothèques a détruit les finances de millions de ménages et les assurances collectives sont en danger.

Les romantiques parmi nous espèrent une réaction classique comme celle de la classe ouvrière. Mais la classe moyenne n'a pas le même comportement. La classe ouvrière avait des revendications concrètes et était organisée [en syndicats].

La classe moyenne vit des problèmes individuels, alors on fait quoi?

Heureusement, le filet de sécurité sociale mis en place par [Franklin D.] Roosevelt et [Lyndon B.] Johnson fonctionne encore et la perte de niveau de vie a été assez faible chez les pauvres. Ce n'est pas comme en Grèce où la catastrophe est visible partout.

Q Que préconisez-vous?

R D'abord, il faut faire le ménage dans ses idées pour que les gens comprennent afin de créer un programme politique cohérent.

Pour les économistes, le vocabulaire est primordial. Y a-t-il vraiment reprise, ou plus adéquatement rétablissement [recovery], depuis la Grande Récession? On ne récupère pas toujours. Cette métaphore est erronée. Après la guerre et jusqu'au milieu des années 70, il y a eu croissance. [Margaret] Thatcher et [Ronald] Reagan n'ont pas rétabli la croissance. De 1980 à 2000, il y a eu plutôt augmentation des inégalités. Seuls les riches ont gagné alors que, de 1945 à 1975, tout le monde a progressé, les pauvres un peu plus que les riches même.

Alors, il faut se rappeler que les assurances sociales et le bien public sont bien plus importants quand la croissance est fragile comme maintenant.

Q Et pour le Canada?

R On observe une texasification du Canada, c'est-à-dire que le pays est gouverné par sa province pétrolière. Étant moi-même du Texas (j'enseigne à l'Université d'État), je ne le recommande pas... La domination politique de l'industrie pétrolière n'aboutit jamais à une situation sociale progressiste avec un partage de la richesse.