Alors que tous les gouvernements au pays cherchent à augmenter leurs revenus pour éliminer leurs déficits, la lutte contre l'évasion fiscale est une formule à la mode. En janvier, le gouvernement Harper a lancé une nouvelle mesure pour débusquer les fraudeurs: un programme de récompense pour les dénonciateurs. Bilan de l'offensive fédérale.

Pour lutter contre l'évasion fiscale à l'étranger, le gouvernement Harper a décidé d'emboîter le pas à des pays membres de l'OCDE, comme les États-Unis, la Grande-Bretagne et l'Allemagne, et de remettre une somme d'argent aux dénonciateurs pour démasquer les fraudeurs.

Si l'on se fie à ce qui se passe aux États-Unis, Ottawa fait donc appel au sens du devoir civique de voisins, de collègues de travail et même de membres de la famille pour dénoncer toute personne qui mène un train de vie royal en évitant de payer sa juste part au fisc.

Depuis le 15 janvier, date du début du «programme de dénonciateurs de l'inobservation fiscale à l'étranger», le téléphone sonne plus souvent à l'Agence du revenu du Canada (ARC). En date du 31 juillet, les responsables de la lutte contre l'évasion fiscale ont reçu plus de 1000 appels, dont 310 provenaient de dénonciateurs.

Ces appels ont permis aux enquêteurs de suivre 200 pistes. En outre, l'ARC a reçu 133 dénonciations écrites. De ce nombre, 97 cas sont toujours actifs et 36 autres ont été jugés non valides.

Les dénonciateurs peuvent toucher entre 5% et 15% des sommes qu'Ottawa pourrait recouvrer. Mais seuls les cas de fraude dépassant les 100 000$ peuvent mener à une récompense. L'ARC a un budget annuel de 700 000$ pour verser des récompenses.

«À ce jour l'ARC n'a pas encore versé de paiement à des dénonciateurs. Il peut s'écouler des années entre la date de conclusion d'un contrat avec l'ARC et la cotisation des impôts fédéraux supplémentaires. Les dénonciateurs ne seront payés qu'une fois que les recettes auront été recouvrées», a indiqué à La Presse Philippe Brideau, porte-parole de l'ARC.

70 enquêteurs

M. Brideau affirme que le programme, même s'il en est à ses balbutiements, s'annonce prometteur étant donné le nombre d'appels et de dénonciations écrites acheminés à l'ARC, qui a formé une équipe de 70 enquêteurs à cette fin.

«L'ARC croit que cela représente un bon départ pour le programme. Nous encourageons fortement les personnes qui détiennent des renseignements liés à l'évasion fiscale et à l'évitement fiscal abusif internationaux à se faire connaître - nous voulons de leurs nouvelles. Les premières statistiques sur les appels et les présentations indiquent que les dénonciateurs souhaitent participer au programme», a fait valoir M. Brideau.

Les contribuables connaîtront éventuellement les résultats de cette chasse aux fraudeurs. L'ARC compte inclure un chapitre sur la lutte contre l'évasion fiscale à l'étranger dans son rapport annuel au Parlement.

Le gouvernement fédéral a décidé de serrer la vis, à l'instar d'autres pays industrialisés, afin de protéger son assiette fiscale au moment où il met les bouchées doubles pour rétablir l'équilibre budgétaire d'ici 2015. En plus de faire appel aux dénonciateurs pour contrer les stratagèmes d'évitement fiscal à l'étranger, Ottawa demandera aux institutions financières de déclarer à l'ARC tout télévirement international de 10 000$ ou plus à compter de 2015. Selon M. Brideau, cela permettra au fisc «de mieux identifier les contribuables qui ont recours à de l'évitement fiscal abusif et qui tentent de cacher des revenus et des biens à l'étranger».

Le ministère des Finances calcule que l'ensemble des mesures pour contrer l'évasion fiscale lui permettra d'empocher 1,755 milliard de dollars au cours des cinq prochains exercices financiers.

Une récompense de 104 millions

Aux États-Unis, l'Internal Revenue Service (IRS), l'équivalent de l'ARC, a frappé un grand coup en 2012 en versant la somme record de 104 millions US à Bradley Birkenfeld, ancien employé d'UBS. Il avait dénoncé un stratagème utilisé par cette institution financière entre 2000 et 2007 visant à permettre à quelque 33 000 contribuables américains fortunés d'éviter de payer des impôts.

Grâce aux informations de M. Birkenfeld, l'IRS a pu recouvrer la rondelette somme de 5 milliards US en impôts non payés qui se trouvaient dans des comptes de banque en Suisse.

En Grande-Bretagne, le fisc a versé plus de 1 million de livres en trois ans à des informateurs qui ont aiguillonné les enquêteurs pour mettre la main au collet de fraudeurs, entre 2009 et 2012.

Un programme trop timide, selon des critiques

L'ampleur du problème de l'évasion fiscale est bien connue. Selon certaines évaluations, le fisc canadien serait privé de 5 à 8 milliards de dollars en revenus par année. Une somme colossale qui pourrait permettre au gouvernement de financer une panoplie de programmes et d'initiatives.

À l'échelle planétaire, on évalue à 2000 milliards par année les sommes qui ont été mises à l'abri dans des paradis fiscaux, selon The Economist. Aux États-Unis, les experts calculent que le gouvernement américain perd 100 milliards annuellement.

La guerre à l'évasion fiscale est d'ailleurs devenue une priorité des pays membres de l'OCDE dans la foulée de la crise économique mondiale de 2008. Les dirigeants des pays du G7 ont décidé d'y consacrer une partie de leur sommet tenu à Londres, en Grande-Bretagne, en 2013.

Si certains applaudissent la décision du gouvernement Harper de récompenser les dénonciateurs qui offrent des informations cruciales permettant de débusquer les fraudeurs, d'autres estiment qu'il s'agit d'une mesure timide qui s'attaquera seulement à la pointe de l'iceberg de l'évasion fiscale.

«Cette mesure s'inspire de ce qui se fait depuis longtemps aux États-Unis. Sur papier, ça fonctionne. Est-ce une façon efficace de combattre l'évasion fiscale? Sur cette question, le jury délibère toujours. Mais chose certaine, on ne s'attaque qu'à la pointe de l'iceberg du problème», soutient Robert McMechan, avocat d'Ottawa qui se spécialise dans la résolution de litiges fiscaux.

Il a ajouté que le fisc canadien s'est toujours fié aux pistes fournies par des dénonciateurs pour combattre l'évasion fiscale. La seule nouveauté, c'est qu'on leur offre maintenant des récompenses.

Mesures contradictoires

Le critique du Nouveau Parti démocratique en matière de revenu national, Murray Rankin, a abondé dans le même sens. Il a fait valoir que le gouvernement Harper a miné les efforts de l'ARC au fil des ans en lui coupant les vivres de 250 millions.

Il a fait valoir que le gouvernement conservateur a sabré 68 millions dans le programme d'observation en matière de production des déclarations, 66,5 millions dans le programme de croisement des données provenant de tiers (707 emplois perdus) et 120 millions dans le programme de détection des cas d'inobservation au moyen d'évaluation des risques et d'enquêtes (254 emplois supprimés).

Selon M. Rankin, l'ARC ne fait tout simplement pas le poids par rapport aux nombreux experts et fiscalistes qui conseillent les fortunés sur les moyens à prendre pour réduire leur fardeau fiscal.

«Il faut combattre le feu avec le feu. Mais le gouvernement Harper manque tellement de vue à long terme en coupant le budget de l'ARC. Il faut recruter les meilleurs et les plus futés des fiscalistes et des experts pour gagner cette lutte», a-t-il confirmé.

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Ottawa «complaisant» envers les multinationales

Alors qu'il sollicite l'aide des dénonciateurs pour épingler ceux qui se livrent à l'évasion fiscale, le gouvernement canadien multiplie les conventions fiscales avec des paradis fiscaux. Ce qui fait dire à certains que le Canada fait en réalité la promotion de l'évitement fiscal.

Le magazine Canadian Business a rapporté au printemps que des grandes sociétés canadiennes ont réussi le tour de force de ne payer presque pas d'impôts au pays. Et que cela était fait essentiellement avec la bénédiction du gouvernement canadien.

Certaines de ces multinationales détiennent en effet des filiales dans des paradis fiscaux avec lesquels le Canada a signé des conventions fiscales de non double imposition. En transférant une partie de leurs actifs dans ces paradis fiscaux, elles peuvent rapatrier leur profit au Canada en payant un faible taux d'imposition d'environ 2,5%.

Le Canada a signé en 1980 une telle convention fiscale avec la Barbade. Et depuis 2009, il a conclu «un accord d'échange de renseignements fiscaux» avec d'autres paradis fiscaux comme les Bermudes, les îles Caïmans et l'île de Man.

Le Canada peu crédible

Certes, ces accords permettent au Canada d'avoir accès à des informations sur les contribuables canadiens qui détiennent des comptes de banque dans ces paradis fiscaux. Mais au passage, le gouvernement canadien maintient des avantages fiscaux aux sociétés qui y détiennent des filiales.

«Le Canada fait semblant de lutter de concert avec des pays comme la France, le Royaume-Uni ou les États-Unis. Même si ces pays n'ont pas un passé exempt de reproches, ils se mobilisent sérieusement contre les paradis fiscaux. Le Canada est beaucoup trop compromis et complaisant pour être crédible dans cette lutte», estime Alain Deneault, auteur de plusieurs livres sur l'évasion fiscale.

L'OCDE affirme, dans un rapport percutant publié l'an dernier, que les manoeuvres d'évitement fiscal des multinationales ont pris une telle ampleur qu'elles deviennent de plus en plus intolérables pour les autres contribuables.

«Bien que techniquement licites, ces stratégies sapent la base d'imposition de nombreux pays et menacent la stabilité du système international, a soutenu la secrétaire générale de l'organisation, Angel Gurría. À l'heure où pouvoirs publics et citoyens ont du mal à joindre les deux bouts, il est essentiel que tous les contribuables - particuliers et entreprises - paient leur juste part d'impôts et aient confiance dans la transparence du système fiscal international.»