On compte par dizaines les entreprises québécoises qui s'établissent à Toronto, tout en conservant leur siège social à Montréal. Quelles sont leurs motivations et qu'ont-elles fait pour ne pas rater leur implantation dans le ROC?

Il y a 12 ans, quand Christiane Germain a décidé d'ouvrir un premier hôtel Le Germain à Toronto, elle a opté pour une méthode éprouvée: chercher un bâtiment déjà construit pour le convertir, avec l'aide de la firme Lemay&Associés Architectes. «Mais on avait de la difficulté à trouver un édifice bien situé et dans les coûts qui nous convenaient, raconte la coprésidente de Groupe Germain Hospitalité. On a plutôt choisi un terrain rue Mercer. Une première pour nous.»

Procéder ainsi a ses avantages et ses inconvénients. «On part de zéro donc on fait ce qu'on veut, souligne Mme Germain. Sauf que c'était plus difficile pour la construction. On était moins connus. Notre réseau de fournisseurs était moins bien établi. Si je me souviens bien, il y avait une pénurie de poseurs de gyproc, à cause d'un boom immobilier en ville.»

Cinq cents kilomètres seulement séparent Toronto de Montréal, mais les entrepreneurs qui s'établissent dans la Ville reine ne peuvent pas forcément faire un copier-coller de leurs méthodes québécoises. «L'important, c'est de partir avec l'idée qu'on va s'adapter», soutient Mme Germain.

C'est ce qu'ont dû faire les dirigeants interviewés par La Presse Affaires. S'adapter et faire confiance à des gens établis dans une autre province. La meilleure façon de s'implanter et de croître? Embaucher des gens sur place. «C'est juste logique, dit Andrew Lapierre, président de Vidéo MTL, qui loue des caméras pour les plateaux de cinéma et télé. L'accent québécois, c'est cute, mais pour faire des affaires, ça prend quelqu'un qui a des relations d'affaires depuis longtemps.»

Autre lieu, autre manière

Si le bureau de Toronto a d'abord été dirigé par un Québécois, Vidéo MTL a embauché par la suite Brandon Cooper, lui a donné le titre de directeur général et l'entreprise s'est rebaptisée Dazmo Digital puis Dazmo Camera à Toronto. «Pour s'éloigner d'une image très franco-centriste, dit Brandon Cooper. Cela dit, on ne nous a jamais dit: on ne fera pas affaire avec une entreprise du Québec.»

Implantée à Toronto depuis 2011, la firme de relations publiques Casacom a aussi embauché «un senior dans le marché» avant d'y ouvrir son bureau. «J'ai travaillé sur cette ouverture pendant deux ans, raconte la présidente Marie-Josée Gagnon. J'ai rencontré des candidats potentiels. J'ai finalement engagé un chasseur de têtes pour trouver la première personne. Je ne perdrais plus deux ans à chercher quelqu'un!»

La firme comptable Richter, qui a une adresse à Toronto depuis 2013, a plutôt choisi un consultant. «Il nous a aidés à définir notre stratégie de croissance, à comprendre le marché, raconte l'associé Tasso Lagios. Même si Toronto n'est pas loin, les clients sont différents et il y a de la compétition. J'allais à Toronto une fois par semaine et, avec le consultant, on rencontrait des banquiers, des avocats. On a regardé qui voudrait se joindre à nous. Finalement, on a trouvé une firme de 40 employés (SBLR) qui a été notre plateforme de départ. Ensuite, on a attiré des gens de différentes firmes un à un.»

Shimon Finkelstein, d'Artemano, s'est quant à lui promené avec un agent immobilier en périphérie du centre-ville de Toronto pour inaugurer un premier magasin de meubles en Ontario. Il a été séduit par un local de 12 000 pi² à l'angle de deux grands boulevards.

Contrairement aux magasins de la région de Montréal, celui de Toronto abrite un entrepôt au sous-sol. «À Montréal, un camion peut faire le tour des magasins. Pas ici», note le propriétaire.

Investir (un peu) plus

Si le dollar reste... canadien, il faut habituellement en sortir plus du portefeuille pour s'établir à Toronto. Mais la facture n'est pas forcément exorbitante pour autant.

Quand elle a implanté des hôtels Le Germain en plein centre-ville, en 2003 et 2011, la direction a fait face aux frais plus importants en ajustant le tarif par nuitée. «Il est de 40$ à 45$ de plus pour la chambre de base», souligne Christiane Germain.

Artemano peut, par contre, offrir les mêmes prix qu'au Québec. «Et les mêmes promotions, affirme Shimon Finkelstein. J'ai négocié le prix du pied carré. Le local était vide depuis plus de 12 mois. Ce n'est pas plus cher qu'à Montréal, car on n'est pas au centre-ville. Donc les marges de profits sont semblables.»

L'intérêt de s'établir à l'autre bout de la 401 reflète un désir de s'approprier une part d'un marché de taille où la croissance peut être plus rapide qu'à Montréal. «C'est l'équivalent de cinq villes», estime Shimon Finkelstein.

L'industrie cinématographique et télévisée peut aussi s'appuyer sur une équation qui n'est pas négligeable. «Selon le Bureau du cinéma et de la télévision du Québec, le volume d'affaires à Montréal se chiffre à 280 millions en retombées économiques, dit Andrew Lapierre. À Toronto, c'est 1,2 milliard. C'est énorme et en croissance.»

Depuis l'arrivée de Brandon Cooper chez Dazmo Camera, le chiffre d'affaires a quintuplé et le nombre d'employés est passé de 2 à 5 (et bientôt 12). «Brandon vient de Panavision Canada, LA référence dans le domaine», souligne Andrew Lapierre. Il était dans le marché haut de gamme, la série lourde, les movies of the week et la pub. Il avait des entrées chez plusieurs producteurs et ces gens-là lui faisaient confiance. On a eu un client puis un autre puis un autre.»

Les revenus de Dazmo Camera représentent 15% du chiffre d'affaires de l'entreprise. Naturellement, aujourd'hui, si la majorité des revenus de Richter proviennent du travail abattu à Montréal, la plus grande croissance est notable à Toronto. «Nous espérons que ce soit comparable à moyen terme», dit Tasso Lagios. Chez Artemano, on constate en 2013 une augmentation du chiffre d'affaires de 25% pour s'établir à 11 millions. «Le tout premier jour, trois clients ont acheté pour 5000$ de fournitures, affirme Shimon Finkelstein. Il se peut que les ventes dépassent rapidement celle de Montréal.»

Objectif: trois ans

Casacom, au chiffre d'affaires de 3 millions, s'est donné trois ans pour bien s'ancrer à Toronto. «La première année, on a investi 300 000$, affirme Marie-Josée Gagnon. La deuxième, ce fut kif-kif. Et là, on est en train de faire des revenus. S'il n'y avait pas eu de ralentissement économique à Toronto, les revenus torontois auraient pu dépasser ceux de Montréal d'ici deux ans. Mais là, je prévois que ce sera le cas dans trois ans, tant grâce aux clients du Québec que du reste du Canada.

Autrefois, Casacom répondait aux demandes de firmes de relations publiques établies à Toronto, qui lui confiaient des mandats d'adaptations pour le marché québécois. «Il y avait un risque d'ouvrir un bureau torontois, comme le quart de notre chiffre d'affaires venait d'agences là-bas, dit Marie-Josée Gagnon. On ne retrouve pas ce quart du jour au lendemain! Aujourd'hui, je suis devenue maître de mes comptes. Et on relève beaucoup du CEO et du vice-président communications.»

Par ailleurs, grâce à son adresse torontoise (Casacom vient de déménager dans de nouveaux locaux), Marie-Josée Gagnon ne cache pas son souhait de traverser la frontière américaine autrement qu'en touriste. «C'est sûr que c'est un pas physique, psychologique et d'expérience vers les États-Unis, avoue-t-elle. Je vois mon marché comme un triangle avec comme pointes Montréal, Toronto et les villes du nord-est américain.»

Christiane Germain pense autrement. «Le développement canadien est ce qui nous importe le plus. Il y a une limite au nombre d'hôtels qu'on peut faire au Québec. Le marché de Toronto était le plus proche. Ce n'est pas très scientifique comme équation. Plus pratique.»

Conseils pour s'établir à Toronto

«Ça prend des gens là-bas, mais c'est plaisant d'emmener des gens de l'organisation. Quand on ouvre un hôtel, on s'assure qu'il y ait des gens d'établissements déjà existants pour former adéquatement et communiquer la culture de l'entreprise. Dans les hôtels, certaines choses doivent se ressembler. La qualité du service et l'accueil, notamment.»

- Christiane Germain, du Groupe Germain Hospitalité

«Il faut engager des gens d'ici. Il faut savoir bien communiquer. Mais il ne faut pas se dénaturer. On est une entreprise québécoise et les gens aiment ça.»

- Shimon Finkelstein, d'Artemano

«Il faut réduire les coûts initiaux au maximum. Dans notre cas, c'est notamment passé par la colocation avec une agence de publicité (DentsuBos). Avant l'implantation, il faut avoir développé un solide réseau et faire diriger le bureau de Toronto par quelqu'un qui connaît bien le marché. Mais quelqu'un d'intéressé par le Québec, ouvert au Québec et qui ne nous prend pas de haut. Par-dessus tout, il faut rester ouvert à l'adaptation.»

- Marie-Josée Gagnon, de Casacom

«Être bien situé. Dans ce qu'on fait, on doit être sur Bay Street, où se trouvent les banques et les firmes d'avocats. Ce n'est pas une question d'image, mais de déplacements. À Montréal, ça ne fait pas de différence qu'on soit sur Atwater ou McGill College.»

- Tasso Lagios, de Richter

«Il ne faut pas grossir à tout prix. Quand on a eu l'idée d'aller à Toronto, on m'a suggéré d'entreprendre des démarches le mois suivant et de fusionner rapidement. Mais je voulais prendre mon temps.»

- Tasso Lagios, de Richter

Pourquoi êtes-vous allés à Toronto?

«Pour faire croître et protéger nos affaires car beaucoup de décisions sont prises aujourd'hui à Toronto et beaucoup d'entreprises y ont leur siège social. On voulait donc avoir accès aux preneurs de décision. Et puis, on s'est rendu compte qu'il y avait un trou dans le marché des firmes comptables qui servaient des clients aux revenus moyennement élevés. Le mid-market à Montréal, ce sont des entreprises aux chiffres d'affaires oscillant entre 50 et 100 millions. À Toronto, c'est 500 millions.»

- Tasso Lagios, de la firme comptable Richter

«Quand on s'est établis à Toronto, Casacom existait depuis 10 ans. J'avais une bonne logique d'affaires et un élan. Depuis plusieurs années, on travaillait sur des campagnes pancanadiennes (Aliments Ultima, Kotex). Ça devenait illogique qu'on donne la business à un autre que nous.»

- Marie-Josée Gagnon, présidente de Casacom

«Un de nos grands clients, un producteur de docudrame canadien situé à Montréal, voulait qu'on le serve à Toronto. À l'époque, c'était un de nos 10 plus grands clients.»

- Andrew Lapierre, de Vidéo MTL et Dazmo Camera