Le gouvernement conservateur de Stephen Harper veut faire cracher plus de 1 milliard aux mieux nantis et aux entreprises qui profitent d'échappatoires fiscales inaccessibles au commun des mortels.

En faisant payer les riches de façon détournée, Ottawa pourrait avoir trouvé une solution plus efficace que de hausser simplement les impôts.

Pour le fiscaliste François Imbeau, de la firme Deloitte, ce virage du récent budget est inédit.

« En 30 ans à couvrir les budgets, c'est la première fois que je vois vraiment une direction claire contre l'évasion et l'évitement fiscaux. Le fédéral vise des produits bien spécifiques et laisse entendre qu'à l'avenir, il va carrément les bloquer «, dit-il.

Des délateurs payés

Cinq mesures rapporteront plus de 1 milliard, prévoit le budget. Certaines ne ciblent pas des échappatoires à proprement parler, mais des moyens de détecter carrément de l'évasion fiscale. Ainsi, l'Agence du revenu du Canada (ARC) paiera les délateurs qui dénoncent des cas d'évasion ou de fraude fiscale, a-t-on appris dans le budget.

La récompense ne sera pas marginale : l'ARC versera aux délateurs jusqu'à 15 % des impôts et taxes qu'elle récupérera grâce aux renseignements ainsi obtenus. Par exemple, si elle récupère 10 millions, le délateur pourra toucher 1,5 million.

Selon un fiscaliste d'expérience, une telle politique vise notamment les employés mécontents de certaines entreprises qui ont été congédiés.

Des conditions s'appliquent. D'abord, un contrat devra être conclu. Ensuite, les opérations fiscales doivent avoir été faites à l'étranger et les nouvelles cotisations du fisc, excéder 100 000 $. De plus, un particulier ayant été accusé ou reconnu coupable de l'opération d'évasion fiscale ne pourra obtenir de paiements. Enfin, les paiements aux délateurs seront... imposables.

Une autre mesure cible les institutions financières. Ainsi, les banques et autres intermédiaires financiers devront dès 2015 déclarer à l'ARC tout transfert électronique de 10 000 $ ou plus à l'étranger fait par leurs clients. Les banques, les caisses populaires, les bureaux de change et les casinos devront tous faire de telles déclarations. Le programme coûtera environ 15 millions au fédéral sur cinq ans.

Actuellement, les institutions doivent déjà faire des déclarations, mais pas au fisc. Ces déclarations doivent être enregistrées au Centre d'analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE). Cette exigence est faite en vertu de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement d'activités terroristes.

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Le commerce de pertes

Récupération: 430 millions

Le gouvernement fédéral a fermé la porte à un stratagème qui a été utilisé, entre autres, par l'entrepreneur Tony Accurso : le commerce de pertes. Au total, Ottawa espère économiser 430 millions sur cinq ans.

Dans certaines circonstances, une société qui acquiert une entreprise peut utiliser les pertes accumulées de cette entreprise pour réduire ses propres profits et, ce faisant, ses impôts à payer. Le fisc permet généralement une telle pratique lorsque la société ciblée oeuvre dans le même secteur que l'acquéreur.

Or, depuis quelques années, certaines organisations ont réussi à contourner les règles pour utiliser les pertes des sociétés qui n'oeuvrent pas dans le même secteur. Par exemple, ce peut être le cas d'une entreprise de construction qui acquiert une firme de télécommunications en faillite dans le but d'utiliser les pertes accumulées.

Le printemps dernier, La Presse a fait la lumière sur une telle manoeuvre orchestrée par le groupe de Tony Accurso, en 2008. Le stratagème, qui respecte la lettre de la Loi de l'impôt mais non l'esprit, devait permettre au groupe d'économiser 45 millions.

Dans son budget, Jim Flaherty vient carrément fermer la porte à ce procédé d'évitement fiscal. Le stratagème a été inventé dans l'Ouest canadien, il y a une dizaine d'années, afin de permettre à certaines sociétés pétrolières de réduire leur facture fiscale.

Le ministère des Finances affirme que « ce commerce de pertes est une forme de stratagème agressif d'évitement de l'impôt [qui] mine l'intégrité des dispositions de l'impôt «. Ottawa ferme la porte pour les stratagèmes réalisés par l'entremise de sociétés, mais également avec des fiducies.

- Francis Vailles

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Ventes factices d'actions pour reporter l'impôt

Récupération: plusieurs dizaines de millions

Une mesure du récent budget qui est passée inaperçue a pour effet d'éliminer un procédé qui permettait de reporter l'impôt sur le gain en capital sur des sommes colossales pendant 25 ans.

Le procédé était utilisé par les grandes fortunes de Québec inc. comme outil de planification successorale. Le gouvernement du Canada ferme la porte à la monétisation des actions, qui a permis à des entrepreneurs de diversifier leurs avoirs dans les années 2000 tout en reportant la facture d'impôt.

Godin et Marcoux

PRÉCISION

Dans ce reportage, nous avons fait état d'une planification fiscale que le gouvernement fédéral veut désormais bloquer. Cette planification, qui n'est pas illégale, comme le précisait notre texte, a été utilisée par plusieurs gens d'affaires du Québec. Dans le cas de MM. Serge Godin et André Imbeau, fondateurs de CGI, l'opération de monétisation avait fait l'objet d'une autorisation préalable (décision anticipée) de l'Agence du revenu Canada, a pu constater La Presse. La Presse n'a jamais eu l'intention d'associer ces opérations à de l'évasion ou à de la fraude fiscale, et si des lecteurs ont pu l'interpréter autrement, nous nous en excusons.

Le 7 mai 2008, Serge Godin et André Imbeau, fondateurs de CGI, ont monétisé 11 millions d'actions de l'entreprise. La transaction a permis de récolter environ 126,5 millions, tout en reportant les impôts sur le gain en capital de 25 ans, selon le communiqué de l'époque.

Autre exemple : le 10 août 2010, Rémi Marcoux a monétisé 4 millions d'actions de Transcontinental, soit 30 % de sa participation dans l'entreprise qu'il a fondée.

Le procédé n'est pas illégal en soi. Avant le budget, l'Agence du revenu du Canada pouvait contester les opérations de monétisation d'actions devant les tribunaux, mais ces contestations sont fastidieuses et onéreuses, se plaint le gouvernement dans son budget. Chez CGI et Transcontinental, on nous précise que le fisc n'a jamais contesté les opérations de monétisation de Serge Godin et Rémi Marcoux.

Essentiellement, voici comment fonctionne la méthode: le dirigeant (ou une société) emprunte des fonds à une institution financière en donnant un bloc d'actions de son entreprise en garantie. Il conserve tout de même la propriété des actions et les droits de vote.

Dans ce procédé, la valeur des actions est gelée au moment du décaissement du prêt. « L'avantage pour le dirigeant est d'avoir accès à la valeur de ses actions sans les céder véritablement et donc de reporter le paiement de l'impôt à long terme «, explique Alain Orvoine, fiscaliste associé chez Deloitte.

Le risque de variation des actions est assumé par l'institution financière, qui peut l'amenuiser en se procurant des contrats de couverture. Le prêteur facture au dirigeant des intérêts sur le prêt et impose des frais, notamment pour payer les contrats de couverture. Le prêt est remboursé à l'échéance, parfois 25 ans plus tard.

Pourquoi le fisc intervient-il ? Pour l'ARC, quand le dirigeant n'assume plus le risque relatif à ses actions, il est présumé avoir vendu ses actions et doit payer de l'impôt. Le fédéral n'a pas précisé dans son budget combien d'argent il espérait récupérer avec cette mesure, mais l'on peut estimer la récupération à plusieurs dizaines de millions, si l'on s'en remet aux quelques exemples connus.

- André Dubuc

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Le tour de passe-passe des fonds communs

Récupération: 175 millions

Une mesure importante du récent budget fédéral ciblait les fonds communs de placement. Plusieurs fonds vendus au grand public utilisent des « opérations de requalification « pour transformer les revenus d'intérêt en gains en capital, à l'aide de produits dérivés.

Ce tour de passe-passe permettait aux investisseurs qui détiennent un fonds d'obligations dans un compte non enregistré de couper leur facture d'impôt en deux, puisque les revenus d'intérêt sont entièrement imposables, tandis que les gains en capital ne le sont qu'à moitié.

Parmi les fonds visés, on retrouve le Fonds d'obligations de sociétés à rendement en capital Renaissance, le Fonds Fidelity Obligations canadiennes à rendement en capital, le Fonds d'obligations de sociétés à rendement en capital TD, six fonds négociés en Bourse Advantage de la famille iShares, ainsi que le Fonds Desjardins Obligations à rendement en capital, surtout détenu dans les portefeuilles Chorus II.

En court-circuitant la stratégie fiscale, Ottawa pense récupérer 175 millions en cinq ans.

- Stéphanie Grammond

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Moins de frais déductibles pour les multinationales

Récupération : des dizaines de millions

Ces dernières années, le fisc a constaté que des multinationales endettent fortement leurs filiales canadiennes pour augmenter leurs frais d'intérêt et ainsi diminuer leurs profits. Le but ultime est de réduire les impôts à payer.

Ottawa vient resserrer les conditions qui permettent cette pratique, encore une fois. Les multinationales utilisent notamment ce procédé lors d'une acquisition au Canada. Leurs filiales canadiennes leur empruntent des fonds, et les intérêts payés sur ces emprunts sont déductibles des impôts.

Pour freiner les excès, Ottawa a exigé que l'endettement contracté par la filiale auprès d'une firme étrangère ne dépasse pas un certain seuil. La dette de la filiale ne doit pas dépasser 1,5 fois son capital propre. C'est ce qu'on appelle des règles de capitalisation restreinte.

Le Ministère avait toutefois omis certaines situations. La société mère peut prêter non seulement à une filiale, mais également à une fiducie ou à une succursale. Le budget 2013 vient assujettir ces entités aux mêmes règles de capitalisation restreinte, comme ce fut le cas, l'an dernier, pour les sociétés de personnes.

Le gain d'une telle mesure n'est pas précisé. Toutefois, en 2002, la vérificatrice générale du Canada, Sheila Fraser, avait dénoncé le laxisme du fédéral. Certaines multinationales étrangères profitaient des largesses d'Ottawa pour déduire au Canada les intérêts de leurs emprunts ayant servi à faire des acquisitions à l'étranger.

Dans certains cas, les entreprises pouvaient aussi déduire une deuxième fois les mêmes intérêts dans le pays de la firme acquise à l'étranger. Les pertes pour le Canada pouvaient se chiffrer en centaines de millions sur 10 ans.

- Francis Vailles

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Des assurances trop efficaces aux yeux du fisc

Récupération : 360 millions

Deux produits d'assurance-vie trop efficaces, aux yeux du fisc, sont mis à l'index par le fédéral. Ce sont ceux des rentes assurées avec effet de levier et des stratagèmes 10/8. Ils sont destinés à des individus ayant au moins 10 millions de patrimoine et qui sont souvent actionnaires de sociétés privées.

Les deux stratégies consistent à déposer une police en garantie d'un emprunt permettant de multiplier les déductions et de rendre des revenus non imposables.

Le gouvernement limite dès à présent les avantages fiscaux et prévient qu'il n'hésitera pas à légiférer rétroactivement au besoin. Il espère récupérer 360 millions sur cinq ans.

- André Dubuc