Environ 450 000 litres de surplus de matières laitières ont été jetés cette semaine au Québec, alors que l'industrie alimentaire importe de plus en plus de protéines laitières américaines. Des fromagers dénoncent ce paradoxe.

QUAND UNE PROTÉINE DÉSÉQUILIBRE UNE INDUSTRIE

L'élimination de centaines de milliers de litres de lait, dans les derniers jours, amène des fromagers à dénoncer une protéine venue des États-Unis.

« Il faut rapidement mettre en place une nouvelle stratégie sur les produits laitiers au Canada », dit Luc Boivin. Selon le directeur général de la Fromagerie Boivin, située à La Baie au Saguenay, il est grand temps que l'on freine l'importation de protéines du sud de la frontière, qui a grimpé en flèche depuis cinq ans par un ingénieux tour de passe-passe des industriels américains. 

Au Canada, les fabricants de produits laitiers, grands comme petits, peuvent utiliser des protéines laitières en poudre dans leurs fromages et autres produits. Les quantités qu'ils peuvent inclure sont limitées et établies selon des normes fédérales qui ne font pas l'unanimité parmi les partenaires commerciaux du Canada. 

Le phénomène n'est pas nouveau. Ces produits se retrouvent d'ailleurs dans la liste des ingrédients sous le terme « substances laitières modifiées ». Or, des fournisseurs de produits laitiers américains ont développé un concentré de protéines liquide. Ce produit peut traverser les douanes librement, comme les autres substances laitières modifiées riches en protéines. Toutefois, il s'agit d'un produit liquide. Les fromagers peuvent donc l'utiliser sans limites et sans l'indiquer sur leur emballage, car il s'agit, somme toute, d'un lait. Seule la vache bleue, qui indique l'utilisation de lait canadien sur un aliment, disparaît alors de l'emballage. 

UN CONTEXTE EXCEPTIONNEL 

Les transformateurs qui utilisent ce « lait » extra riche en protéines ont ensuite besoin de matières grasses dans leur recette, ce qui a fait bondir la demande pour la partie grasse du lait québécois, explique Luc Boivin. À cette hausse, il faut ajouter une augmentation de production de crème et de beurre, produits qui regagnent en popularité dans l'alimentation des Canadiens. Le déséquilibre est complet. 

La Fédération des producteurs de lait du Québec a donc dû jeter cette semaine la partie maigre du lait qui n'est pas utilisée par les fabricants de crème, de beurre ou de fromage et qui n'a pu être séchée pour en faire une poudre destinée à l'alimentation animale. Une deuxième cargaison de surplus dans la fosse n'est pas exclue, confirme le porte-parole de la Fédération François Dumontier. « Nous travaillons très fort pour que ça n'arrive pas », dit-il, précisant que la situation est exceptionnelle.

Les agriculteurs ontariens font face à la même situation : 800 000 L de lait écrémé ont été jetés le mois dernier. 

« Tout le monde est dépassé par les événements. Je n'arrive pas à croire qu'on soit rendu à jeter du lait. C'est une situation absurde », dit Michel Potvin, producteur laitier de Chicoutimi.

Inévitablement, ce déséquilibre dans la demande pour la partie grasse et la partie maigre du lait québécois a mené à une diminution des revenus à la ferme. Lorsqu'il vend la partie maigre de son lait pour en faire de la nourriture animale, surtout pour les veaux, le producteur reçoit environ 20 % du prix qu'il aurait si le lait avait été vendu à l'industrie alimentaire, explique Michel Potvin. Et si une partie du lait se retrouve dans la fosse, il ne reçoit rien du tout. « Les producteurs étaient prêts à supporter un petit déséquilibre, explique l'agriculteur, mais là, on fait face à un mur. » 

« Le secteur laitier canadien est coincé. Il connaît un déficit commercial croissant », dit David McInnes, président de l'Institut canadien des politiques agroalimentaires. L'importation en provenance des États-Unis de ces protéines est en hausse de 300 % depuis 2010, calcule l'Institut. « Le système de gestion de l'offre du Canada a pour effet de maintenir le prix des produits laitiers plus élevé que le prix du marché mondial, explique David McInnes. Les produits importés moins coûteux ont donc la cote auprès des transformateurs alimentaires. »

LES CONSOMMATEURS DANS L'IGNORANCE

Si certains grands transformateurs québécois utilisent beaucoup le concentré de protéines liquide provenant des États-Unis, des fromagers refusent de le faire pour l'instant. Ils demandent plutôt à Ottawa de revoir les règles. 

« Il faudrait que l'utilisation des protéines américaines soit calculée dans le pourcentage permis de substances laitières modifiées », dit Denis Brassard, directeur général de la Fromagerie Perron, de Saint-Prime. Selon lui, bien des consommateurs seraient surpris de connaître la recette des fromages qu'ils achètent. Et s'ils la connaissaient, certains décideraient probablement d'acheter autre chose, dit-il, car on peut aujourd'hui faire du fromage... sans lait ! 

« On achète du café équitable parce qu'on veut s'assurer qu'il soit produit de la meilleure façon possible à l'autre bout du monde, mais on achète des produits laitiers étrangers sans connaître tout ce qu'il y a derrière. Nous faisons face à une compétition légale, mais déloyale », dit Denis Brassard, directeur général de la Fromagerie Perron.

Denis Brassard et Luc Boivin font partie d'un groupe de transformateurs qui veut renégocier les ententes avec les producteurs laitiers. Le secteur fait face à de nouvelles réalités, disent-ils, comme l'importation de ces protéines liquides. Parmi les solutions possibles : réduire le prix de certaines classes de lait, ce qui permettrait aux transformateurs québécois de fabriquer aussi de la poudre de protéines avec la partie maigre du lait qu'ils n'utilisent pas, et de l'exporter à des prix compétitifs.

La première rencontre entre les fromagers et les producteurs de lait est prévue le mois prochain.