Malgré les récentes hausses spectaculaires des taux directeurs des banques centrales du Canada et des États-Unis et des premiers signes de ralentissement de l’inflation, des économistes préviennent que la guerre contre la hausse du niveau des prix risque de s’étirer bien au-delà de 2024, le scénario privilégié par les autorités monétaires.

« Les banquiers centraux des pays du G7 ont dans le passé effectué tout un travail pour garder l’inflation autour de 2 %, dit dans un entretien Jean-Paul Lam, professeur d’économie à l’Université de Waterloo. Ils ont beaucoup de crédibilité et ils possèdent les outils pour faire baisser l’inflation. Le problème est que beaucoup de facteurs à la source de l’inflation sont indépendants de la volonté de la Banque du Canada. »

Une des raisons de son pessimisme provient de la pénurie actuelle de main-d’œuvre qui n’est pas près de se régler avec le vieillissement de la population. La population active allant en diminuant crée des pressions à la hausse sur les salaires.

Le retour en force du protectionnisme est une autre raison de son inquiétude, de même que la facture liée à la décarbonation de l’économie.

Il y a des risques très importants que ça soit absolument impossible de parvenir à réduire l’inflation sous les 3 % d’ici la fin de 2024 parce qu’il y a des facteurs structurels qu’on n’avait pas avant la pandémie.

Philippe Goulet Coulombe, professeur d’économie à l’Université du Québec à Montréal

« Dans les années 2010, il y avait beaucoup de forces déflationnistes à l’œuvre », ajoute celui qui a concocté un algorithme pour prédire le niveau d’inflation.

Ce courant de pensée exprimé par les professeurs Lam et Goulet Coulombe apporte un éclairage permettant de mieux comprendre la persistance de l’inflation, mais reste minoritaire.

« L’inflation exceptionnellement élevée est transitoire, soutient le professeur d’économie Moshe Lander, car les entreprises trouveront un moyen de pallier les carences des chaînes mondiales d’approvisionnement. La surconsommation observée pendant la COVID commence à disparaître, ajoute le chargé de cours à l’Université McGill, en partie à cause de la hausse des taux d’intérêt et en partie parce que l’on voit la facture de la carte de crédit et que l’on se rend compte que l’on doit payer pour cela. »

Les économistes des grandes banques sont du même avis. L’inflation se résorbera plus tôt que tard en raison du rehaussement rapide des taux d’intérêt par les autorités monétaires. De leur point de vue, la cherté du loyer de l’argent viendra réduire la demande tout en donnant le temps aux entreprises de rétablir leur production pour satisfaire la demande.

Ces économistes, à l’instar des banquiers centraux, se sont toutefois trompés à maintes reprises sur la force et la durée de la présente vague inflationniste.

À noter, jeudi dernier, le Mouvement Desjardins a publié une note qui fait écho aux facteurs structuraux. « Les taux d’intérêt prévus pour les prochaines années resteraient néanmoins plus élevés que ce qui était observé lors de la précédente décennie, y lit-on. C’est qu’un certain nombre de changements d’ordre structurel risquent de rendre l’inflation un peu plus difficile à contrôler. »

Démondialisation des échanges commerciaux

« Plusieurs facteurs ont fait qu’on avait des hausses modérées de prix dans les dernières décennies, comme les marchandises pas chères en provenance de la Chine. C’est quelque chose qui s’envole petit à petit », souligne l’économiste Valentin Petkanchin, de l’Institut économique de Montréal (IEDM). Il est l’auteur d’une note portant sur un indicateur mensuel de l’inflation qui montre que le niveau des prix a dépassé les 10 % en rythme annuel au Canada pendant quatre mois consécutifs, de mars à juin 2022.

« Un des avantages de la mondialisation, souligne Philippe Goulet Coulombe, c’est une meilleure concurrence. Les fabricants qui produisent les meilleurs produits le font souvent à meilleur coût, ce qui crée souvent une pression à la baisse sur les prix. Si on va dans le sens contraire, ça peut créer une pression à la hausse sur les prix. »

La Banque CIBC a consacré une étude à la démondialisation en juin 2022. Selon elle, le phénomène n’empêchera pas les autorités monétaires de contrôler l’inflation en remontant les taux d’intérêt, mais, peut-être, au prix d’une croissance plus faible du niveau de vie que par le passé.

Pénurie de main-d’œuvre

La pénurie de main-d’œuvre qui sévit depuis la pandémie inquiète Philip Cross, ancien analyste économique en chef chez Statistique Canada et fellow à l’Institut Fraser.

« Le marché du travail est devenu dysfonctionnel dans ce pays. Nous avons 1 million de postes vacants », déplore-t-il. Selon lui, la façon dont l’aide gouvernementale aux travailleurs a été versée peut expliquer en partie la situation. Contrairement à ce qui s’est passé en Europe, un programme d’aide comme la prestation canadienne d’urgence a été versé directement du gouvernement canadien aux travailleurs sans passer par les employeurs, ce qui a pu favoriser la coupure du lien d’emploi.

Des travailleurs en ont profité pour retourner aux études, d’autres sont partis à la retraite. D’autres ont changé de secteur.

Philip Cross

« Les employeurs se trouvent maintenant dans une position délicate. Les employés veulent une augmentation de salaire pour conserver leur pouvoir d’achat. Si son employeur refuse, l’employé a juste à traverser la rue pour offrir ses services à l’entreprise d’en face qui va l’embaucher parce qu’il y a pénurie de travailleurs. »

D’après M. Cross, cette situation a le potentiel de nourrir une spirale prix-salaires dans laquelle la hausse des prix entraîne une hausse des salaires qui, elle, nourrit l’inflation. « Les exigences salariales demeurent la variable clé à contrôler du point de vue de la Banque du Canada », dit Philip Cross.

Prix de l’énergie

Après 2010, l’essor de la production gazière aux États-Unis avec l’exploitation à grande échelle de schiste gazéifère a fait chuter les prix de l’énergie, ce qui a créé par ricochet une pression déflationniste sur les prix, aujourd’hui disparue. Investisseurs et financiers sont maintenant réticents à augmenter la production d’énergies fossiles au moment où il existe un consensus pour réduire les émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici 2050.

Passer des combustibles fossiles aux énergies renouvelables représente un défi colossal tout en rendant l’économie vulnérable en cas d’évènements imprévus.

« La guerre en Ukraine, je ne sais pas combien de temps elle va durer, mais elle signale un changement des politiques énergétiques dans le monde, ce qui pourrait indiquer que les prix de l’énergie vont continuer à augmenter, dit le professeur Jean-Paul Lam. Si c’est le cas, nous verrons l’inflation augmenter de façon permanente en raison de la hausse des prix de l’énergie.

« Je pense que les autorités monétaires sont bien conscientes des facteurs structurels favorisant l’inflation, poursuit le professeur Lam. Elles ne s’y attardent pas parce qu’elles aiment mieux se concentrer sur la gestion des attentes inflationnistes à court terme des gens que de les mêler en leur parlant de facteurs de long terme. »

Banque du Canada : des ratés et des correctifs

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

La Banque du Canada, dont le principal mandat est de contrôler l’inflation au pays, s’est gourée dans ses prévisions concernant l’inflation cinq fois plutôt qu’une entre avril 2021 et avril 2022.

Le combat que mène la Banque du Canada contre l’inflation a été marqué par des prévisions erronées à répétition et par un service du renseignement déficient. Explications.

Se tromper à répétition

La Banque du Canada, dont le principal mandat est de contrôler l’inflation au pays, s’est gourée dans ses prévisions concernant l’inflation cinq fois plutôt qu’une entre avril 2021 et avril 2022. Tel que l’illustre un graphique concocté par l’équipe économique de la Banque Nationale (BN) à partir des rapports sur la politique monétaire de la Banque du Canada, celle-ci a sous-estimé la trajectoire de la hausse du niveau des prix pendant une bonne année. Les dernières projections de l’institution exprimées en juillet dernier tiennent le coup pour le moment.

Philip Cross, ancien analyste économique en chef à Statistique Canada et fellow à l’Institut Fraser, se montre très critique du travail du gouverneur Tiff Macklem de juin 2020 jusqu’à la fin de 2021.

« Au début de la pandémie, la Banque du Canada a fait exactement ce qu’il fallait, soit injecter énormément de liquidités dans l’économie, dit-il dans un entretien à La Presse. Mais à compter de juin 2020, on voyait clairement des signes que l’économie prenait du mieux, que l’habitation avait rebondi, que les travailleurs et les entreprises avaient adopté le travail à domicile. La Banque a sous-estimé la capacité des gens à s’adapter et elle a maintenu les taux d’intérêt bas trop longtemps.

« En décembre dernier, poursuit-il, Tiff Macklem a reconnu que nous étions en situation de plein emploi et n’a pas relevé les taux à ce moment-là. À partir du second semestre 2020 et durant toute l’année 2021, la Banque a multiplié les erreurs », déplore-t-il.

Depuis, la Banque a heureusement corrigé le tir, précise M. Cross.

Un indicateur déficient

Pour faire de bonnes prévisions, encore faut-il compter sur des indicateurs fiables. C’est peut-être là que le bât blesse.

De toutes les mesures se rapportant à l’inflation, la Banque du Canada accorde beaucoup d’importance à trois mesures de l’inflation fondamentales nommées prosaïquement IPC-tronc, IPC-méd et IPC-comm. Complexes, ces données sont calculées par Statistique Canada.

Or, l’agence canadienne de statistique a révisé complètement les chiffres passés de l’un des indicateurs préférés de la Banque du Canada, l’IPC-comm, ont souligné en juillet dernier les économistes de la Banque Nationale (BN) dans un rapport passé inaperçu.

Il s’avère que selon cet indicateur révisé, l’inflation avait dépassé la cible de la Banque du Canada de 2 % dès avril 2021, et non pas en décembre 2021, comme l’indiquaient les données de cet indicateur publiées jusqu’alors. Une différence de huit mois.

La Banque du Canada a haussé son taux directeur pour la première fois en mars 2022.

« Mercredi aussi, la donnée de l’IPC-comm du mois de juillet a été fortement révisée à la hausse lors de la publication des données d’inflation du mois d’août. C’est vous dire que le processus de révision substantielle et régulière de cet indicateur se poursuit toujours », dit dans un entretien Matthieu Arseneau, économiste à la BN et coauteur du rapport.

« L’IPC-comm n’a pas joué son rôle de dépisteur d’une poussée de l’inflation sous-jacente au Canada. Nous nous inquiétons que la politique monétaire ait pu être définie, du moins en partie, sur la base d’une mesure qui s’est depuis révélée peu fiable, voire inexacte », ont écrit les économistes de la BN. L’institution financière a cessé d’accorder de l’importance à cet indicateur de l’inflation fondamentale dans ses analyses, indique M. Arseneau.

La Banque du Canada a indiqué qu'elle continuait «d'examiner toutes [ses] mesures de l'inflation fondamentale dans le cadre de [ses] efforts pour ramener l'inflation à la cible de 2 %.»

Du sang neuf à la table de commandement

Le gouverneur de la Banque du Canada appelle à l’aide. Le 25 août, un jeudi après-midi, la Banque a annoncé le remplacement du sous-gouverneur Timothy Lane, parti à la retraite le 16 septembre.

Le conseil de direction de la Banque est chargé de la conduite de la politique monétaire. Il est composé du gouverneur, de la première sous-gouverneure et des sous-gouverneurs.

Discrètement, dans le quatrième paragraphe du communiqué, l’institution annonçait vouloir engager quelqu’un provenant de l’extérieur de l’institution pour « intégrer des points de vue nouveaux et diversifiés dans [le] cadre décisionnel basé sur le consensus ». Qu’un sous-gouverneur provienne de l’extérieur de la boîte sera une première pour l’institution.

L’économiste Philip Cross applaudit cette décision. « J’ai critiqué sévèrement la Banque pour les erreurs qu’elle a commises durant la pandémie, mais je lui reconnais le mérite d’avoir corrigé le tir cette année et d’avoir reconnu ses erreurs. Avec cette embauche, la Banque fait plus que simplement corriger sa politique monétaire, elle apporte des changements structurels à sa façon de gérer, à sa façon de penser, pour essayer d’apprendre de ces erreurs et de les éviter à l’avenir. »