Pour la première fois depuis huit ans, la Réserve fédérale américaine va augmenter son taux directeur en 2015. Suivront sans doute la Banque d'Angleterre et peut-être aussi celle du Canada, en fin d'année. Quant à la Banque centrale européenne, il reste à savoir jusqu'où sera-t-elle prête à plonger dans les eaux inconnues de la détente quantitative. Huit économistes répondent à nos questions.

Qui sont nos experts ?

Craig Alexander, premier vice-président et économiste en chef, Groupe Banque TD:

«Le Royaume-Uni va sans doute vivre un ralentissement au cours des prochains trimestres, à cause de la faiblesse de ses exportations en Europe continentale. Je m'attends donc à ce que la Banque d'Angleterre reste en touche en 2015, mais bouge en 2016.»

François Dupuis, vice-président et économiste en chef, Mouvement Desjardins:

«Les dernières données économiques pourraient théoriquement justifier un resserrement débutant un peu plus tôt, mais l'incertitude accrue découlant de l'effondrement des cours pétroliers incitera la Banque du Canada à attendre au moins jusqu'à l'automne 2015.»

Derek Holt, vice-président, recherches économiques, Banque Scotia:

«Le gouverneur Mark Carney s'attend à devoir écrire au chancelier de l'échiquier au cours des prochains mois, comme il doit le faire quand l'inflation est inférieure à 1%. [...] Ultimement, nous nous attendons à ce que la Vénérable Dame de la rue Threadneedle tienne compte des effets plus grands de la faiblesse des prix du pétrole et orchestre des hausses de taux en milieu d'année.»

Sébastien Lavoie, économiste en chef adjoint, VMBL:

«À moins d'un revirement entourant une réduction de la production pétrolière hors Canada, l'inflation ne devrait pas s'activer hâtivement en 2015. Le vent favorable des États-Unis pourrait mener à une hausse de 25 centièmes, fin 2015.»

Stéfane Marion, stratège et économiste en chef, Banque Nationale:

«L'Allemagne se ralliera à la BCE devant la nécessité d'éviter un environnement déflationniste qui pourrait avoir des ramifications très importantes sur le paysage politique [montée des partis opposés à l'Union européenne].»

Douglas Porter, économiste en chef, BMO Marchés des capitaux:

«La Fed augmentera finalement son taux directeur le 15 juin. Après coup, nous prévoyons une hausse de 25 centièmes par trimestre. Donc, nous nous attendons à ce que le taux des Fed Funds termine l'année dans une fourchette de 0,75% à 1,0%.»

Craig Wright, économiste en chef, RBC:

«L'histoire de la croissance américaine en 2015 sera celle du consommateur qui profitera de la robustesse du marché du travail, de la richesse grandissante des ménages et d'un levier accru. Les dépenses de consommation seront stimulées par la baisse du prix du pétrole, qui agit comme une baisse d'impôts.»

Avery Shenfeld, économiste en chef CIBC:

«Acheter de la dette souveraine se heurtera à la résistance allemande. Ce serait l'ultime recours de la BCE qui ne devrait pas devoir l'utiliser puisque la croissance va s'améliorer durant le premier semestre de 2015.»

Question 1

La correction brutale des prix du pétrole vient bouleverser la dynamique de la croissance canadienne qui a atteint ou presque son plein potentiel. Est-ce que sera suffisant pour que la Banque du Canada (BdC) attende jusqu'après les élections fédérales pour augmenter une première fois son taux directeur? 

Craig Alexander: La Banque du Canada ne bougera sans doute pas avant la fin de 2015. Ce n'est pas à cause des élections fédérales. C'est plutôt le résultat de la faible croissance que connaîtra l'économie canadienne et d'une inflation contenue. Cela dit, le raffermissement de l'économie américaine va stimuler les exportations canadiennes et relever quelque peu les prix des biens de base. Voilà pourquoi, fin 2015 ou début 2016, la Banque devrait augmenter quelque peu les taux à court terme.

François Dupuis: Nous misons depuis un certain temps sur un resserrement monétaire débutant en octobre, soit après les élections. Les dernières données économiques pourraient théoriquement justifier un resserrement débutant un peu plus tôt, mais l'incertitude accrue découlant de l'effondrement des cours pétroliers incitera la BdC à attendre au moins jusqu'à l'automne 2015.

Derek Holt: Beaucoup s'attendent à ce que la Banque serre la vis en seconde moitié de 2015 ou au début de 2016, mais cela semble de moins en moins probable. La Banque ne cache pas vouloir s'éloigner beaucoup des risques baissiers liés à l'inflation avant même de considérer la possibilité d'une hausse. Il faudra encore du temps avant qu'elle se sente à l'aise. Ce qui distingue l'économie canadienne, c'est qu'elle a déjà atteint des sommets (investissements dans les ressources, marché de l'habitation, consommation). La Banque doit prendre grand soin de ne pas brasser la cage, compte tenu surtout de nos exportations moins concurrentielles.

Sébastien Lavoie : Oui. En Alberta, le risque de surchauffe vient de fondre comme neige au soleil. À moins d'un revirement entourant une réduction de la production pétrolière hors Canada, l'inflation ne devrait pas s'accélérer hâtivement en 2015. Le vent favorable des États-Unis pourrait mener à une hausse de 25 centièmes, fin 2015. 

Stéfane Marion: Oui, car l'impact sur les termes de l'échange et le revenu national sera considérable. Nous voyons le PIB nominal croître à seulement 3% en 2015, soit la plus faible performance annuelle jamais enregistrée en dehors d'une période de récession. Donc pas de hausse du taux directeur au Canada en 2015.

Douglas Porter: Même avant la plongée profonde des cours du pétrole, nous croyions que la Banque du Canada attendrait après les élections du 15 octobre avant d'augmenter les taux (pour des raisons économiques, pas politiques). Cela dit, la plongée des cours suggère que la BdC pourrait attendre davantage. La chute diminue à la fois les perspectives d'inflation et de croissance économique pour le Canada.

Avery Shenfeld: Nous avons reporté la date de la première hausse de la BdC au quatrième trimestre, vraisemblablement après les élections fédérales, compte tenu de l'impact des prix plus faibles du pétrole sur la croissance. C'est l'économie, et non le cycle électoral, qui va fixer la date du resserrement monétaire, mais un rebond du prix de l'or noir fait partie des conditions préalables pour que les taux montent au Canada. 

Craig Wright: Tout compte fait, un pétrole moins cher n'aura pas d'impact sur les perspectives de la croissance canadienne. Les effets négatifs directs seront contrés par l'apport d'une économie américaine plus robuste et d'un dollar canadien plus concurrentiel. On s'attend à ce que l'économie progresse plus vite que son potentiel ce qui relancera les risques d'inflation, hormis les prix plus faibles du pétrole. Conjugué à la croissance soutenue de l'économie américaine et l'entrée en action de la Fed en milieu d'année, cela milite pour que la BdC hausse modérément son taux en seconde moitié d'année, peut-être après les élections fédérales, mais peut-être pas. 



Question 2

L'expansion américaine a finalement atteint son rythme des beaux jours et le marché du travail s'est remarquablement redressé. Jusqu'où le taux directeur de la Réserve fédérale va-t-il monter d'ici la fin de 2015 et à partir de quand? 

C.A. Même si la présidente (Janet) Yellen suggère que des hausses de taux pourraient survenir dès le printemps, je m'attends à ce que la Fed se montre patiente et ne passe à l'acte qu'au deuxième semestre. Recherches économiques TD prédit une hausse en octobre et une autre en décembre, mais tout dépendra de la force des indicateurs économiques.

F.D. Malgré l'amélioration des conditions économiques, la faiblesse prévisible de l'inflation incite la Fed à se déclarer patiente. Une première hausse des taux directeurs devrait tout de même survenir à la mi-2015. Le haut probable de la fourchette cible des fonds fédéraux se situera à 1,25 % à la fin de l'année. 

D.H. La Fed va commencer à augmenter les taux au deuxième trimestre. Si elle peut commencer en douce, nous pensons qu'elle agira avec plus de diligence que ce à quoi les marchés s'attendent. L'économie américaine est dans sa plus belle forme depuis la crise et, à maints égards, depuis plus longtemps encore. Une économie qui repose sur ses exportations pour moins de la moitié de son PIB, à la différence, de l'Europe, de la Chine ou du Japon, peut s'offrir une politique monétaire taillée en fonction des conditions économiques intérieures, qui profitent des difficultés extérieures grâce aux faibles prix de l'énergie et des taux obligataires.

S.L. Nous prévoyons un taux directeur de 1,00%, fin 2015. La Fed pourrait débuter le tout en juin. Des hausses subséquentes seront possibles, si les investisseurs saisissent l'approche à pas de tortue de Janet Yellen, qui veut éviter la hausse prononcée des taux obligataires comme celle orchestrée sans le vouloir par Ben Bernanke en 2013.   

S.M. Une première hausse à partir de juin pour terminer l'année à 1%.

D.P. La Fed augmentera finalement son taux directeur le 15 juin. Après coup, nous prévoyons une hausse de 25 centièmes par trimestre. Donc, nous nous attendons à ce que le taux des Fed Funds termine l'année dans une fourchette de 0,75% à 1%, en hausse de 75 centièmes par rapport à maintenant.

A.S. Avec le resserrement du marché du travail, la nécessité de garder le taux directeur si faible est moins grande. Nous prévoyons que la Fed profitera de la prochaine révision de ses prévisions en mars pour annoncer une première hausse en avril. Ce sera plus tôt que ce à quoi les marchés s'attendent. Nous anticipons aussi que l'économie réagisse davantage que par le passé à une hausse de taux. Nous nous attendons donc à une deuxième surprise plus tard dans l'année quand la Fed prendra une pause prolongée au taux de 1,25%, pause qui s'étendra pendant la plus grande partie de 2016. 

C.W. L'histoire de la croissance américaine en 2015 sera celle du consommateur qui profitera de la robustesse du marché du travail, de la richesse grandissante des ménages et d'un levier accru. Les dépenses de consommation seront stimulées par la baise du prix du pétrole qui agit comme une baisse d'impôt. Comme la croissance va s'accélérer, de 2,3% en 2014 à 3,3%, nous voyons la Fed augmenter son taux à partir de juin jusqu'à 1,0%, en fin d'année.  



Question 3

Il ne reste plus qu'une seule cartouche à la Banque centrale européenne (BCE), la détente quantitative, pour éviter la déflation et une autre récession. Jusqu'où peut-elle aller dans cette direction, compte tenu de sa constitution et des réticences de l'Allemagne? 

C.A. Il y a des limites à ce que peut faire la BCE. Il lui est très difficile d'acheter des obligations souveraines comme l'a fait la Réserve fédérale durant ses rondes de détente quantitative.  Cela dit, je m'attends à ce qu'elle stimule davantage. Elle devra se montrer créative dans la conduite d'une politique monétaire non conventionnelle. Ce sera inévitable, compte tenu de la faiblesse de la croissance et des risques de déflation dans la zone euro.

F.D. La BCE devrait augmenter ses achats de titres en début de 2015 pour enfin accroître davantage son bilan. Elle élargira probablement l'éventail de titres privés qu'elle acquiert, entre autres en achetant des obligations corporatives. L'opposition ferme de l'Allemagne ne laisse toutefois pas entrevoir des achats massifs de dettes souveraines.   

D.H. S'il y a un risque, c'est bien que la BCE déçoive les attentes en ne commençant pas à acheter de la dette souveraine, tôt en 2015. Les achats sont largement escomptés par les marchés financiers qui pourraient une fois de plus être déçus. Cela dit, on peut plaider avec éloquence que la zone euro va se relever et générer une croissance modeste, grâce à l'affaiblissement de l'euro, des prix de l'énergie moins élevés et une fiscalité moins contraignante. L'inflation va encore se détériorer, puis se stabiliser avant de remonter, fin 2015, début 2016 et dissiper ainsi les craintes de pressions déflationnistes persistantes.

S.L. Avec une économie encore en bonne santé, difficile pour l'Allemagne de laisser la BCE gonfler son bilan à sa guise. Bien que l'absence d'unanimité empêche la BCE de rêver d'une détente quantitative comme la Banque du Japon (actifs représentant 60% du PIB), l'augmenter au-delà des 20% actuel est envisageable.  

S.M. L'inflation dictera la suite des événements. À notre avis, l'Allemagne se ralliera à la BCE devant la nécessité d'éviter un environnement déflationniste qui pourrait avoir des ramifications très importantes sur le paysage politique (montée des partis anti UE).

D.P. En théorie, la BCE peut agir sans le consentement de l'Allemagne. En pratique, elle serait avisée d'avoir l'appui des Allemands pour une certaine forme de détente quantitative. Nous soupçonnons que la chute prochaine de l'inflation, résultat de la plongée des prix du pétrole et de la faible croissance dans la zone euro, va adoucir la forte opposition des Allemands à toute détente quantitative.

A.S. La BCE pourrait commencer à acheter des obligations de société de grande qualité, si sa liste d'actifs achetables actuelle est trop petite pour atteindre la valeur ciblée de ses avoirs. Acheter de la dette souveraine se heurtera à la résistance allemande. Ce serait donc l'ultime recours de la banque centrale qui ne devrait pas devoir l'utiliser puisque la croissance va s'améliorer durant le premier semestre de 2015. 

C.W. La BCE semble avoir changé sa façon de penser. Elle indique enfin sa volonté d'utiliser tous les outils nécessaires pour juguler la crise. Cela dit, elle tend toujours à se montrer réactive devant la crise plutôt que proactive, ce qui, par définition, la laisse un coup derrière. En 2015, nous espérons que la BCE devienne plus proactive et bouge avec énergie et rapidité. En ce qui concerne l'inclusion attendue d'obligations souveraines dans ses achats d'actifs, une offensive hâtive et puissante serait un bon geste pour reprendre l'initiative et augmenter les chances de succès. 



Question 4

La croissance a été soutenue au Royaume-Uni en 2014. En 2015, la chute des prix du pétrole devrait la ralentir. Est-ce que la Banque d'Angleterre (BoE) adoptera une attitude semblable à celle du Canada ou se rapprochera-t-elle davantage de la Réserve fédérale? Pourquoi? 

C.A. Pendant la plus grande partie de 2014, les marchés ont spéculé sur une augmentation possible du taux de la Banque en 2015. Toutefois, le Royaume-Uni va sans doute vivre un ralentissement de sa croissance au cours des prochains trimestres, à cause de la faiblesse de ses exportations en Europe continentale. Je m'attends donc à ce que la Banque reste en touche en 2015, mais bouge en 2016.

F.D. L'attitude de la Banque d'Angleterre ressemblera à celle de la Banque du Canada. Les difficultés persistantes de la zone euro représentent un risque important, surtout que la croissance britannique ne pourra pas toujours venir des ménages. Elle attendra ainsi au troisième trimestre de 2015 avant de relever son taux directeur.  

D.H. La BoE sera la deuxième banque centrale à augmenter son taux, mais sans doute bien après la Fed. Le gouverneur (Mark) Carney s'attend à devoir écrire au chancelier de l'échiquier au cours des prochains mois comme il doit le faire quand l'inflation devient inférieure à 1%. Cela va attirer toute l'attention des observateurs durant un certain temps. Ultimement, nous nous attendons à ce que la Vénérable Dame de la rue Threadneedle tienne compte des effets plus grands de la faiblesse des prix du pétrole et orchestre des hausses de taux en milieu d'année.

S.L. Coupons la poire en deux. La Banque d'Angleterre continuera de se soucier du risque relié au marché immobilier comme au Canada, une contrainte limitant les hausses de taux. La chute du prix du pétrole aura un impact positif sur l'économie réelle et réduira seulement l'inflation temporairement comme aux États-Unis.

S.M. Croissance faible dans la zone euro + appréciation de la livre sterling + moins de pétrodollars pour stimuler le secteur immobilier londonien = pourquoi Mark Carney hausserait-il son taux directeur?

D.P. À l'image de la Banque du Canada, la BoE va laisser l'initiative des hausses de taux à la Fed. Cela dit, le pétrole est désormais beaucoup plus important pour l'économie canadienne que pour la britannique. Par conséquent, la BoE va ressembler plus à la Fed qu'à la BdC en 2015. Le risque à ce scénario, c'est une rechute en crise de la zone euro qui va diminuer les perspectives d'exportations du Royaume-Uni.

A.S. Le Royaume-Uni n'est plus l'exportateur de pétrole qu'il a été, compte tenu du déclin de la production en mer du Nord. Au net, un pétrole moins cher pour le consommateur va grosso modo compenser l'affaiblissement du secteur énergétique. On s'attend à ce que la Banque d'Angleterre hausse son taux après la Fed, mais avant la Banque du Canada, ce qui reflète en partie les effets négatifs du pétrole plus grands sur l'économie canadienne. 

C.W. On s'attend à ce que la Banque d'Angleterre agisse comme la Fed dans l'amorce de son resserrement et davantage comme la Banque du Canada dans le rythme de ses hausses. La croissance britannique devrait atteindre 2,6% contre 3,3% pour l'américaine. Dans un tel environnement, la Banque d'Angleterre pourra commencer à normaliser son taux en milieu d'année, tout comme la Fed. Le processus sera à la fois tributaire des indicateurs économiques et mené avec prudence, à petits pas, facilement retraçables s'ils se révèlent déplacés. Fin 2015, la Banque devrait avoir fait deux hausses de 25 centièmes, tout comme la Banque du Canada, mais une de moins que la Fed, selon nos prévisions.