L'industrie du jeu vidéo misait beaucoup sur le lancement des consoles PlayStation 4 et Xbox One pour se relancer. Sept mois plus tard, les premières données permettent de parler d'un pari gagné. Mais l'ensemble du secteur reste plongé dans une profonde transformation. Et Montréal doit suivre.

Bon départ pour les nouvelles consoles

Il s'est écoulé plus de consoles PlayStation 4 au Canada le 15 novembre dernier que dans toute l'année qui avait suivi le lancement de la PlayStation 3, sept ans plus tôt.

Chez Microsoft, le vice-président de groupe pour la Xbox et les studios de jeux Mike Nichols estime à 76% la hausse du rythme des ventes de la console Xbox One par rapport à celui de la Xbox 360, en 2006.

Bref, le départ des nouvelles consoles ravit tous les intervenants.

«Nous sommes très contents du nombre de machines vendues, se réjouit par exemple Yves Guillemot, président et fondateur d'Ubisoft. Nous en sommes maintenant à près de 12 millions d'unités, c'est très rapide comparativement à l'ancienne génération.

«En même temps nous l'avions un peu prévu parce que les joueurs avaient attendu huit ans. Ce que nous n'avions pas prévu, et que nous aurions peut-être dû prévoir puisque c'est lié, c'est la vitesse du déclin des ventes sur la génération précédente.»

Les ventes des versions pour la PlayStation 3 et la Xbox 360 de la superproduction montréalaise Watch Dogs sont décevantes, reconnaît le PDG.

Ce n'est pas la seule mauvaise surprise qu'a eue M. Guillemot.

«Développer pour ces consoles coûte un peu plus cher que nous l'avions prévu. Je dirais environ 10% de plus. Il a fallu rapidement offrir des applications «compagnons» sur les plateformes mobiles, du jeu en ligne transparent, faire en sorte que les serveurs fonctionnent bien en tout temps, etc. Ce ne sont pas les plateformes elles-mêmes qui coûtent plus cher, c'est qu'elles nous permettent de faire de nouveaux types de jeux qui, eux, coûtent plus cher.»

Le prochain Noël sera important

Bien qu'encourageants, les premiers résultats de vente ne sont que ça: des premiers résultats. La bataille n'est pas encore gagnée, rappelle Yves Lachance, vice-président aux produits pour le studio québécois Behaviour.

«Tout le monde se demandait si ça allait marcher. Là, on touche du bois. Nous sommes encore dans la phase des enthousiastes. On verra au prochain Noël quelles seront les ventes, si le public plus général embarque aussi.»

Le pari n'est pas gagné. De plus en plus, ce sont d'autres plateformes qui attirent les joueurs occasionnels. Ubisoft en semble d'ailleurs bien consciente. Sa série de jeux de danse Just Dance, ultra populaire auprès du grand public, sera offerte à l'automne dans une version qui fait appel au web et aux téléphones intelligents plutôt qu'aux consoles.

«Nous savons que ce type de joueurs est rendu sur le mobile», expliquait cette semaine le producteur exécutif de la série, Jason Altman.

Une industrie en transformation

Le modèle d'affaires du jeu vidéo, autrefois très orienté sur les consoles et les superproductions, change profondément. Les téléphones intelligents et les tablettes attirent maintenant de plus en plus de joueurs. Et l'époque des jeux en boîte étalés sur les étagères de Walmart n'est pas encore révolue, mais presque. Les consommateurs achètent par téléchargement et, souvent, ne veulent plus payer avant d'avoir essayé le jeu.

Microtransactions

Avant, les jeux se vendaient de 40$ à 60$ la boîte. Maintenant, ils se vendent par microtransactions. La façon de les vendre change, mais la façon de les construire aussi. Les plateformes sur lesquelles on les construit aussi. C'est une grosse transition à faire. Quand on est gros, c'est très difficile.

- Yves Lachance, vice-président aux produits chez Behaviour

Moins de jeux, plus de revenus

Que ce soit sur consoles ou un autre support, il y a des gens qui veulent vivre l'expérience des superproductions. Mais le modèle change. J'aime dire que c'est fewerbigger: il y a moins d'éditeurs et moins de jeux, mais plus de revenus pour chaque jeu. On ne peut plus se dire qu'on va dépenser juste assez pour ne pas que ça fasse mal en cas d'échec. Il faut maintenant y aller le tout pour le tout. Si un jeu n'est pas dans le top 10, c'est très difficile. Il faut avoir les reins solides. Nous, on va y être parce que nous avons les ressources financières pour le faire.

- Martin Tremblay, président de la division des jeux vidéo du géant du divertissement Warner Brothers

Faire petit, faire gros

Il y a une polarisation des marchés. On assiste à la montée des jeux indépendants d'un côté et, de l'autre, il y a les superproductions. Entre les deux, les projets à moyen budget, c'est beaucoup plus difficile, beaucoup plus rare. Et c'est encore plus vrai avec les nouvelles consoles. Les projets qui atteignent une qualité moyenne, peu importe si la contrainte vient du temps, du budget ou d'autre chose, vont avoir beaucoup de difficulté. Ces temps-ci, j'ai l'impression que c'est important de faire un coup de circuit pour attirer les consommateurs.

 - Thomas Wilson, directeur créatif et cochef de studio chez Beenox, une division du géant Activision installée à Québec

Montréal peut-il s'adapter?

Il y a encore à peine 18 mois, Montréal pouvait compter sur 7 grands studios internationaux voués à la création de superproductions, une situation unique au monde. Ils ne sont maintenant plus que trois et la question se pose: l'industrie locale peut-elle se transformer et s'adapter au nouveau marché du jeu vidéo?

Les fermetures de Visceral (Electronic Arts) et THQ Montréal, combinées aux changements de vocation vers le mobile de Square Enix et Funcom, ont laissé les studios locaux d'Ubisoft, Warner et Eidos comme derniers porte-étendard des superproductions montréalaises.

Behaviour, une entreprise à propriété québécoise qui a déjà elle aussi flirté avec ce marché, a elle aussi amorcé il y a déjà cinq ans un virage vers d'autres modèles, notamment celui des jeux mobiles.

En contrepartie, la ville a vu naître de petits studios comme Minority Media, Red Barrels, Compulsion Games, Spearhead Games, Tribute Games ou encore Tuque Games. Presque tous ont été fondés par d'anciens employés des grands studios, maintenant devenus entrepreneurs pour exploiter principalement le filon des jeux indépendants, toujours sur console.

«C'est drôle qu'il n'y a pas si longtemps, on disait: "Oublie ça, faire un jeu dans ton sous-sol, c'est terminé" », relève Thomas Wilson, de Beenox.

«Là, le rêve redevient une réalité. On peut être dans notre sous-sol et faire quelque chose de bien.»

Les succès obtenus par certaines de ces jeunes entreprises au cours de la dernière année tendent à démontrer que l'expertise acquise sur les superproductions peut être transposée.

«C'est difficile parce que notre cerveau est formé d'une certaine façon, mais après environ deux mois, j'ai réussi à en sortir», témoigne Jeff Hattem, président de Tuque Games, qui a travaillé pendant une quinzaine d'années avec les grands studios montréalais avant de fonder son entreprise.

«On passe de super spécialistes à super généralistes.»

Mobile: encore plus difficile

Les entreprises et créateurs qui font la transition au mobile, eux, ont la tâche encore plus difficile. En plus de s'adapter à des budgets plus petits, ils doivent apprendre à tirer parti des écrans tactiles et créer en tenant compte du fait que leur jeu sera souvent offert gratuitement et qu'il faudrait subtilement inciter le joueur à délier les cordons de sa bourse en cours de partie.

Le chef du studio de Square Enix Montréal, Patrick Naud, a vécu cette transition à la première personne. Il était producteur exécutif du projet qui allait devenir Watch Dogs, chez Ubisoft, quand Square Enix lui a demandé de prendre les commandes de son nouveau studio. Il croyait alors travailler sur une autre superproduction et avait recruté son personnel en conséquence, mais les plans ont changé par la suite pour s'orienter vers le mobile.

Le choc a été dur à encaisser pour plusieurs employés.

«Moi le premier, quand ça fait 14 ans qu'on est chez Ubisoft, on voit l'industrie d'une certaine façon. Oui, il faut avoir une certaine ouverture. Il y en a plusieurs qui voient ça comme des retours en arrière sur le plan technologique. Mais pour ce qui est du design de jeu, il y a les mêmes défis de créer une expérience nouvelle, bien adaptée à nos joueurs. Qu'on soit sur PlayStation 4 ou iPad Air, on a le même enjeu.»

«L'expertise acquise au Québec peut être adaptée, estime pour sa part le président de Warner Brothers Games, Martin Tremblay, mais on va accuser un petit retard. Peu importe la plateforme, les développeurs de jeux créent des expériences. Et les expériences sur mobile se rapprochent tranquillement de ce qu'on peut trouver sur console.»

L'adaptation aux modèles d'affaires est la plus difficile, croit-il.

«Faire un jeu que le joueur paie au début ou en faire un gratuit dans lequel le joueur aura le choix de payer, c'est complètement différent. C'est cette transition-là qui est plus difficile. Sur console, jusqu'à tout récemment, c'était: on lance un jeu et on l'oublie. Sur mobile, on lance et ce n'est que le début de l'engagement avec les joueurs.»

Montréal a néanmoins une carte en mains dans cette transition.

«L'avantage, c'est que les créateurs sont maintenant plus importants dans le succès d'un jeu, estime Yves Lachance, de Behaviour. Avant, c'était le marketing. On mettait 50 millions en marketing sur un jeu et on venait de créer le besoin. Maintenant, le marketing a peu d'emprise sur le mobile et c'est plus le bouche-à-oreille qui compte. Les créateurs ont donc beaucoup plus d'impact sur le succès commercial du jeu. Et ça, c'est bon pour Montréal, parce que nous sommes un endroit de création, pas de marketing.»