Une décision de la justice américaine remettant en cause le principe de la «neutralité d'internet», censé assurer un traitement égal pour tous les flux de données sur la toile, en rend le fonctionnement futur incertain.

 Rob Lever

WASHINGTON - 

Une cour d'appel américaine a jugé mardi inconstitutionnel un règlement du régulateur national des télécoms (FCC) sur ce principe, qui interdit de facto aux fournisseurs d'accès à haut débit de ralentir voire bloquer, ou au contraire favoriser certains services en ligne.

Cela «ouvre la voie à un avenir très différent pour internet», estime David Sohn, un avocat du Centre pour la démocratie et la technologie, organisation qui milite pour garder la toile libre et gratuite.

«Les règles essayaient de préserver l'innovation qui permet à de nouveaux services géniaux de faire surface n'importe quand», fait-il valoir.

Les défenseurs de la neutralité du Net avancent que cette décision va donner la possibilité aux gros opérateurs télécoms et fournisseurs d'accès de bloquer certains services comme les sites de vidéo en ligne Netflix ou YouTube, tout en mettant en avant les services de leurs propres partenaires.

«Sans ces règles, les consommateurs sont à la merci de leurs fournisseurs d'accès et des arrangements commerciaux que ces fournisseurs ont déjà dit qu'ils allaient mettre en place. Des arrangements commerciaux qui pourraient sérieusement limiter l'accès à certains contenus en ligne», déplore Sarah Morris, du centre de réflexion New America Foundation.

Vers des «prix différenciés»

«Le ciel n'est pas en train de nous tomber sur la tête», nuance Scott Cleland, ex-conseiller de la Maison-Blanche pour les questions de télécoms travaillant aujourd'hui pour la société de consultants Precursor LLC. Il qualifie le jugement de «gagnant-gagnant, car chaque partie a eu ce qu'elle voulait le plus».

L'opérateur de télécoms Verizon, à l'origine de la plainte, a écarté le risque d'une régulation lourde du secteur. «Ces entreprises ont investi 1.000 milliards de dollars sur la dernière décennie (dans des réseaux à haut débit) en partant du principe qu'ils ne seraient pas régulés comme un monopole du téléphone», rappelle-t-il.

Quant aux gros utilisateurs de bande passante comme Netflix ou YouTube, ils «pourraient en payer une partie» et «en retirer un avantage en termes de marketing», avance M. Cleland.

«Les entreprises internet ont dit qu'elles n'allaient pas ralentir, dégrader ou empêcher le service, ce n'est pas dans leur intérêt de le faire. Mais c'est dans leur intérêt de trouver des financements supplémentaires pour l'énorme coût de la bande passante, afin que les consommateurs n'aient pas à en supporter tout le poids», argumente-t-il.

«L'insistance des consommateurs obligera à trouver un équilibre», estime aussi Everett Ehrlich, ex-sous-secrétaire au Commerce aujourd'hui consultant pour le groupe de réflexion Progressive Policy Institute.

Pour lui, la décision de la cour d'appel ouvre la voie à «des prix différenciés» qui permettent de subventionner le coût du service pour beaucoup de gens, avec «une période d'expérimentation» qui va démarrer.

Régulation toujours possible

S'il concède que le nouveau système pourrait avantager certains gros acteurs comme Google, M. Ehrlich fait aussi valoir qu'internet ne peut pas rester à l'écart des forces qui régissent le reste de l'économie.

«L'idée que tout ce qui est sur internet doit circuler à la même vitesse et dans les mêmes conditions, c'est comme le code vestimentaire de la Révolution culturelle» chinoise, dit-il. «Certains trucs seront plus rapides que d'autres, mais c'est comme cela que le monde fonctionne».

M. Ehrlich estime en outre que malgré la décision de mardi, la FCC conservera un certain levier sur les fournisseurs d'accès, dans la mesure où son rôle de «gestionnaire» d'internet a été reconnu.

La FCC conserve un rôle de régulation pour les «services d'information», et peut donc mettre en oeuvre la neutralité si elle en a «la volonté politique», juge aussi Annemarie Bridy, professeur de droit à l'université d'Idaho. Le régulateur pourrait ainsi «imposer des obligations antiblocage et de non-discrimination aux fournisseurs d'accès à haut débit».