Confrontés au défi de l'internet qui érode leur lectorat et leurs bénéfices, la survie des journaux américains dépend de plus en plus de chevaliers blancs au portefeuille bien rempli.

Le vénérable Washington Post, à l'origine de l'affaire du Watergate, a annoncé lundi à la surprise générale qu'il se vendait à Jeff Bezos, bâtisseur d'une fortune de plus de 25 milliards de dollars grâce au succès de son groupe de distribution en ligne Amazon.

Deux jours plus tôt, c'est le Boston Globe qui tombait aux mains de John Henry, le propriétaire milliardaire des Red Sox, le club de baseball de la ville.

L'investisseur Warren Buffett, 4e homme le plus riche de la planète selon le dernier classement du magazine Forbes, a pour sa part avalé plus d'une vingtaine de journaux ces deux dernières années.

Si la vente du Washington Post a en elle-même été un choc pour le secteur, ses raisons n'ont pas surpris: la famille Graham, qui contrôlait le journal depuis 80 ans, a admis qu'elle n'avait «pas de réponse» sur la manière de gagner de l'argent quand les journaux imprimés séduisent toujours moins d'abonnés et que les lecteurs se contentent d'informations disponibles gratuitement sur internet.

Longtemps au centre de la politique américaine, faisant et défaisant les dirigeants politiques, le Washington Post doit désormais partager son influence avec la toile. En 2007, tout un symbole, deux de ses principaux journalistes étaient partis pour fonder la publication en ligne Politico qui tient gratuitement et régulièrement ses lecteurs au courant des derniers développements politiques à Washington.

Le Washington Post, encore évalué à plus d'un milliard de dollars il y a quelques années mais dont les pertes se creusent, a été cédé à Jeff Bezos, avec une série d'autres titres, pour seulement 250 millions de dollars.

C'est mieux toutefois que les 70 millions de dollars pour lesquels le New York Times a bradé le Boston Globe, payé 1,1 milliard il y a dix ans.

Hommes d'affaires ou philanthropes?

Quelques géants comme le Financial Times, le Wall Street Journal ou le New York Times ont réussi à mettre en place des systèmes forçant les internautes à payer pour leurs contenus en ligne.

Mais la majorité des titres aura besoin selon les experts d'un large soutien financier durant des années pour survivre à la transition.

«L'accélération du déclin de la publicité dans la presse écrite, couplée à la croissance tiède, si tant est qu'elle existe, des recettes publicitaires en ligne, crée un nuage sombre sur les prochaines années», commente Ken Doctor, du Nieman Journalism Lab.

L'inconnue reste ce que les nouveaux propriétaires feront de ces journaux acquis pour ce qui ne réprésente pour eux qu'une bouchée de pain.

John Henry est resté discret sur ses intentions pour le Boston Globe, et certains craignent qu'il ne l'utilise pour faire la promotion de son club.

«Est-ce que Bezos va gérer le Post comme un homme d'affaires ou un philanthrope - ou un hybride des deux?», s'interroge aussi Ryan Chittum, de la Columbia Journalism Review.

Il a promis d'en conserver «les valeurs», mais reconnu le défi: «internet transforme presque tous les aspects de l'activité», et y remédier «ne sera pas facile» et nécessitera «d'expérimenter», a-t-il prévenu.

Il avait laissé entendre en novembre dans le quotidien allemand Berliner Zeitung que le salut viendrait peut-être des tablettes informatiques (un marché où Amazon est lui-même très présent avec son Kindle Fire).

«Sur internet les gens ne payent pas pour les informations, et cela ne changera pas. Mais nous avons remarqué que les gens sont prêts à payer pour des abonnements aux journaux sur des tablettes», relevait-il.

Warren Buffett a un autre argument: il se concentre sur des titres locaux plutôt que nationaux, estimant que leur enracinement dans une communauté permettra leur survie.

«Je suis heureux que Bezos utilise sa fortune pour sauver une grande et nécessaire institution américaine», résume Jeff Jarvis, du site Buzzmachine. «Mais j'espère que la vraie valeur qu'il apportera sera son esprit d'entreprise, son innovation, son expérience et une nouvelle perspective, lui permettant de réimaginer l'information.»