L'arrivée massive des travailleurs de la Silicon Valley dans les quartiers de San Francisco a propulsé le prix des loyers et des propriétés dans la stratosphère: la ville est aujourd'hui devenue la plus chère où habiter aux États-Unis. Un phénomène qui crée des tensions dans le havre bohème de la côte Ouest, rapporte notre correspondant.

L'appartement qui domine la rue Arkansas n'a rien de spécial. Un plancher en tuiles. Des fenêtres sans rideaux. Un frigo de la couleur d'un mégot de cigarette. Des livres empilés par terre en attendant d'être mis dans des boîtes - ou balancés à la rue.

Le loyer est de 2950$ par mois. Le chauffage est à vos frais.

Il fut un temps où les propriétaires avaient du mal à trouver des locataires à San Francisco, ville bohème, ouverte, le berceau de la contre-culture de la côte Ouest. Cette période est révolue.

«Aujourd'hui, nous avons le choix, laisse tomber M. Sung, le propriétaire qui nous fait visiter l'appartement qu'il possède depuis 20 ans. Avec tous ces gens de l'industrie des technologies qui viennent travailler à San Francisco, nous ne manquons pas de locataires.»

Avec un loyer mensuel moyen de 2741$, San Francisco trône au sommet du palmarès des grandes villes les plus chères où habiter aux États-Unis, selon les plus récentes données de la firme RealFacts. Pour l'achat, c'est aussi spectaculaire: le prix médian pour un condo de deux chambres à coucher est de 765 000$. Multipliez cette somme par deux ou par trois si vous souhaitez acheter une maison de taille modeste.

Une réalité qui provoque de l'excitation chez certains - et de la consternation chez d'autres.

Joey Hayes, un résidant de San Francisco, est actuellement à la recherche d'un nouvel appartement à louer. La qualité, dit-il, est difficile à trouver. Après avoir visité l'appartement de la rue Arkansas avec La Presse, il décide de continuer ses recherches.

«On peut voir que le propriétaire ne fait pas d'efforts. Il aurait fallu un bon coup de pinceau, de nouveaux électroménagers... Mais bien des propriétaires ne se donnent pas tout ce mal. Ils savent que les locataires font la file pour louer, alors à quoi bon?»

Pourquoi San Franciso est-il devenu si cher? Andrew Jeffrey, cofondateur et directeur des acquisitions à la firme de placements immobiliers Cirios, à San Francisco, estime que plusieurs facteurs rendent la ville inabordable.

«Nous avons un flot constant de travailleurs prêts à payer des loyers qui seraient considérés comme exorbitants ailleurs, dit M. Jeffrey en entrevue. Ajoutez-y la présence d'un important contingent de travailleur des biotechnologies, du domaine juridique et de la finance, et vous avez un bon portrait des gens qui ont les moyens de s'acheter une maison à San Francisco.»

Un coût de la vie surprenant

L'arrivée massive des travailleurs des hautes technologies ces dernières années a changé le visage de San Francisco, une ville dont la superficie est légèrement plus grande que celle de l'île de Montréal, et où habitent 7,5 millions de personnes.

L'industrie des hautes technologies emploie 387 000 travailleurs qualifiés dans la région. Les programmeurs et les ingénieurs touchent un salaire moyen de 104 195$. Plus de 38% des professionnels reçoivent en plus une prime annuelle, qui s'élève à 12 500$ en moyenne.

Ces dernières années, de plus en plus de jeunes travailleurs de Google, Apple ou eBay sont venus s'établir à San Francisco, où la vie culturelle est plus riche que dans la Silicon Valley, à une heure de route vers le sud.

C'est ce qu'ont fait Pierre-Luc Beaudoin et Gabriel Millaire, qui ont quitté la Silicon Valley pour emménager à San Francisco, il y a deux ans. Ils ont été surpris par le coût de la vie.

«On savait que ce serait cher, mais quand on voit les prix, on ne peut faire autrement que de faire le saut», explique Pierre-Luc Beaudoin, qui travaille comme chef d'équipe pour l'un des géants de la Silicon Valley - qu'il préfère ne pas identifier dans ces pages.

Ils ont finalement choisi de louer un grand loft avec deux chambres à coucher, dans un quartier peu invitant, près du centre-ville, pour 3100$ par mois. Pierre-Luc passe plus de deux heures par jour dans un train et un autobus pour aller travailler dans la Silicon Valley. Gabriel, ingénieur logiciel pour une entreprise de paiement virtuel, travaille à San Francisco.

Ils ont songé à acheter, mais les prix ont trop grimpé ces dernières années.

«Les appartements qui nous intéressaient se sont finalement vendus 100 000 ou 200 000$ au-dessus du prix demandé, dit M. Beaudoin. Un moment donné, on regarde le marché et on se dit: ok, je vais laisser faire.»

PHOTO : NICOLAS BÉRUBÉ, LA PRESSE

Pierre-Luc Beaudoin et Gabriel Millaire

Une ville dortoir?

Accoudé derrière le comptoir du magasin de vinyles et de CD Aquarius Records, dont il est copropriétaire, Allan Horrocks regarde à travers la vitrine, et pointe un petit bâtiment rouge de l'autre côté de la rue Valencia.

«Avant, c'était un PFK, dit-il. Ensuite, c'est devenu un restaurant luxueux. Cette année, ils vont jeter le bâtiment par terre et construire cinq étages de condos.»

Arrivé à San Francisco en 1994, M. Horrocks a vu les hauts et les bas de la ville. Aujourd'hui, le quartier Mission, où est située sa boutique, est l'un des plus en vogue à San Francisco.

Même s'il apprécie l'attention dont font l'objet son quartier et sa ville, M. Horrocks se demande si un certain équilibre n'est pas en train d'être rompu.

«Chaque mois, un nouveau restaurant haut de gamme ouvre ses portes. Ce ne sont pas les commerces qui s'intègrent le mieux à la communauté... C'est difficile de voir des gens qui habitent depuis toujours dans le quartier quitter pour des villes comme Oakland parce qu'ils n'ont plus les moyens d'habiter ici. C'est eux qui ont rendu le quartier créatif comme il l'est aujourd'hui.»

Près de l'appartement qu'il loue, un couple dans la vingtaine qui travaille dans les technologies a acheté un condo récemment. Ils ont fait installer une baignoire à remous dans la cour et organisent des fêtes chaque fin de semaine.

«Je n'ai rien contre les gens qui font beaucoup d'argent, mais je crois que les quartiers doivent avoir un certain équilibre pour rester intéressants et dynamiques, dit-il. Il ne faut pas que San Francisco devienne simplement une ville-dortoir pour les travailleurs de la Silicon Valley.»

Les prix mirobolants sèment évidemment un doute dans la tête des gens: y a-t-il un phénomène de surenchère à San Francisco?

«C'est la question à 1 million de dollars», répond Andrew Jeffrey, de la firme de placements immobiliers Cirios.

L'industrie de la technologie, explique-t-il, vit actuellement une explosion, et est certainement le plus grand facteur pour expliquer la hausse du prix des maisons.

«Si jamais l'industrie devait péricliter, cela exercerait une pression à la baisse. Mais il y a aussi des raisons démographiques.»

M. Jeffrey se souvient que, lorsqu'il a passé son premier été à San Francisco, en 2003, à l'âge de 24 ans, lui et ses amis étaient parmi les plus jeunes dans les bars. À l'époque, la bulle des entreprises de technologie «point-com» venait d'éclater. San Francisco n'était pas une destination en vogue.

«Depuis 10 ans, et plus spécialement depuis 5 ans, tout cela a changé, dit-il. Maintenant, les finissants universitaires voient San Francisco comme une ville cool. Géographiquement, la ville n'est pas très grande, alors la demande pour les logements est très forte.»

De plus en plus, dit-il, les entreprises de la Silicon Valley ouvrent un bureau ou déménagent leur siège social à San Francisco, où leurs travailleurs potentiels habitent. «C'est le cas des entreprises comme Twitter, Dolby, Salesforce, AirBnB, mais aussi de plusieurs autres compagnies plus petites et moins médiatisées.»

S'il y a une part de spéculation dans la frénésie actuelle du marché, les éléments fondamentaux semblent supporter les prix, dit-il.

«La fête ne peut durer éternellement. Il va certainement y avoir une correction. Mais prédire le zénith du marché est tout aussi difficile que d'en identifier le nadir.»

PHOTO : NICOLAS BÉRUBÉ, LA PRESSE

Allan Horrocks, copropriétaire de la boutique Aquarius Records

Les navettes privées créent la controverse

Il est 9h du matin et une douzaine de personnes font la queue au coin du boulevard Dolores et de la 18e rue, dans un quartier résidentiel de San Francisco.

Un immense autobus blanc neuf se range le long du trottoir. Les travailleurs montent à bord. Le luxueux véhicule repart dans un vrombissement intense, en route pour la banlieue où il conduit les gens de la ville.

C'est devenu un spectacle courant: chaque matin, des dizaines d'autobus privés sillonnent les rues escarpées de San Francisco pour cueillir les employés et les transporter vers le sud, chez Google, Apple, eBay, Facebook, Electronic Arts ou Yahoo, au coeur de la Silicon Valley. Cette migration est si importante que, le matin et le soir, on observe des bouchons de circulation à la fois pour entrer et pour sortir de San Francisco.

Sièges en cuir, wi-fi, lumière tamisée: les autobus sont immaculés, et conçus pour être confortables.

Pierre-Luc Beaudoin, ingénieur en informatique, travaille pour une entreprise offrant un service de navettes. Mais il préfère prendre le train. «L'autobus arrête et repart constamment dans les bouchons, et ça me donnait mal au coeur», dit-il en riant.

Les autobus privés sont aussi devenus des symboles bien visibles de l'embourgeoisement de la ville. Dans leurs annonces, les agents immobiliers prennent désormais soin de mentionner qu'un arrêt d'autobus privé est situé près de la maison qu'ils annoncent.

Plusieurs citoyens se plaignent du fait que les navettes sont si nombreuses qu'elles monopolisent les arrêts des autobus municipaux, qui doivent souvent se garer en double file et bloquer la rue le temps de faire monter les passagers. La Ville songe à reprendre des places de stationnement pour y aménager des arrêts pour les autobus privés.

Google s'est même équipé d'un autobus à deux étages, si haut qu'il ne peut pas passer partout. Son toit frôle l'épais feuillage des arbres. En février, l'auteure de San Francisco Rebecca Solnit a publié un long papier dans le LondonReview of Books pour dénoncer le phénomène des navettes privées.

«San Francisco est maintenant devenue une ville-dortoir pour la capitale mondiale de la technologie [la Silicon Valley], écrit-elle. Le Google Bus transporte dans une bulle des gens trop irremplaçables et précieux pour utiliser les transports en commun, ou pour conduire eux-mêmes.»

Le texte s'est attiré plusieurs critiques. Des commentateurs ont noté que, de plus en plus, des entreprises s'installent à San Francisco pour éviter de pousser leurs employés à faire des allers-retours quotidiens jusque dans la Silicon Valley.

Le phénomène des navettes omniprésentes est si nouveau qu'il n'est pas tout à fait au point. L'été dernier, un autobus de Google a dû être remorqué après être resté coincé, les roues dans le vide, dans une côte abrupte d'un quartier résidentiel de San Francisco.

Les images de la «baleine échouée» ont vite fait le tour de la ville. Sur Twitter, bien sûr.

PHOTO : NICOLAS BÉRUBÉ, LA PRESSE

Des employés de Google montent à bord du GBUS, navette qui les amènent chaque matin de San Francisco à Mountain View, dans la Silicon Valley.