La question de la propriété intellectuelle et des brevets pharmaceutiques est un sujet chaud dans les négociations entourant le futur traité de libre-échange entre le Canada et l'Union européenne. Tellement chaud qu'après trois ans de négociations, il n'a même pas encore été abordé de front par les négociateurs des deux partis.

«Ce qu'on nous dit officiellement, c'est que la question n'a pas encore été discutée», a dit à La Presse Affaires Jason Langrish, directeur général du Forum sur le commerce Canada-Europe, un regroupement de gens d'affaires qui veut accroître les liens entre le Canada et l'Union européenne.

La chancelière allemande Angela Merkel et le premier ministre Stephen Harper ont pourtant réitéré jeudi à Ottawa leur volonté de signer un accord de libre-échange entre le Canada et l'Union européenne d'ici la fin de l'année.

De toute évidence, de gros morceaux de l'accord restent toutefois encore à négocier. L'Union européenne demande au Canada de bonifier son régime de propriété intellectuelle pour l'ajuster à celui des pays européens. Une telle réforme entraînerait notamment une prolongation de la durée des brevets sur les médicaments innovateurs et une protection accrue des données scientifiques.

La demande n'est pas surprenante quand on sait que plusieurs des plus grandes entreprises pharmaceutiques de la planète, dont GlaxoSmithKline, Sanofi, AstraZeneca et Bayer, sont européennes.

Cette idée fait déjà l'objet d'intenses débats au sein même du Canada. Défendue par les fabricants de médicaments innovateurs, elle est cependant dénoncée par les entreprises de médicaments génériques, qui devraient attendre plus longtemps avant de mettre leurs produits sur le marché si la réforme est adoptée. Le lobby des génériques fait planer le spectre d'une augmentation des coûts des médicaments qui pourrait coûter jusqu'à 2,8 milliards de plus par année aux Canadiens.

«L'une des raisons pour lesquelles le dossier est si politique est aussi la divergence entre le Québec et l'Ontario», dit M. Langrish. Certaines provinces comme l'Ontario et la Colombie-Britannique craignent en effet de devoir éponger la facture des soins de santé si le fédéral donne son accord aux demandes européennes.

«Le Québec est largement favorable à la proposition européenne, car l'industrie du médicament innovateur y est très présente», explique toutefois M. Langrish.

L'homme demeure malgré tout assez optimiste que la réforme finira par aller de l'avant.

«Dans toute négociation, les questions les plus chargées politiquement sont toujours repoussées vers la fin. Les négociateurs n'ont pas reçu l'autorité de négocier ces questions. Certains sujets devront être discutés directement par les politiciens, et celui-là en fait partie», dit-il, expliquant que les deux partis ont tout avantage à ne dévoiler aucun contenu sur les questions délicates avant que tout soit ficelé.

«L'idée qu'il n'y ait eu vraiment aucune discussion derrière des portes closes à ce propos est assez difficile à croire», dit-il.

Le lobby des fabricants de médicaments innovateurs refuse aussi de céder à l'impatience.

«Nous attendons avec intérêt la conclusion de cet accord complexe, car nous le croyons fondamentalement bon pour le Canada. Nous avons confiance que le gouvernement du Canada comprend la valeur d'un tel projet ambitieux pour l'industrie pharmaceutique innovatrice et l'avenir du Canada», a dit Russell Williams, président de Rx&D (le regroupement de l'industrie), dans un courriel envoyé à La Presse Affaires.

Selon Jason Langrish, le Canada pourrait obtenir d'importantes concessions en échange d'une bonification de son régime de propriété intellectuelle.

«On peut penser à un accès aux marchés européens pour nos produits agricoles, notamment le boeuf, le porc et le grain», dit-il.

Une négociation dans la négociation

Deux chercheurs du secteur de la santé, Marc-André Gagnon, de l'Université d'Ottawa, et Simon Jay, de la firme de recherche ontarienne In Initiative, viennent par ailleurs d'ajouter leur grain de sel dans le débat.

Dans une lettre adressée aux décideurs et dont La Presse Affaires a obtenu copie, les deux chercheurs proposent de profiter des négociations de libre-échange pour inciter les entreprises pharmaceutiques à investir davantage en sol canadien.

Leur raisonnement: si l'harmonisation des règles de propriété intellectuelle engendre des revenus additionnels pour les entreprises pharmaceutiques, le Canada devrait exiger qu'une partie de ces revenus soient réinvestis en recherche pharmaceutique pays.

«On a une occasion unique de transformer les politiques d'innovation au Canada de façon à ce qu'elles puissent bénéficier à l'ensemble des Canadiens, dit Marc-André Gagnon. La protection de la propriété intellectuelle est un privilège accordé par l'État, et celui-ci a donc tout à fait le droit de fixer des conditions en retour.»