L'industrie de la création du médicament entre dans une nouvelle ère. Ancienne chasse gardée des pharmaceutiques et des biotechs, de plus en plus d'universitaires sont maintenant encouragés à lancer des projets dans ce secteur. Portrait de chercheurs qui ont déjà emprunté cette voie.

Après avoir jalousement protégé le secret de leurs travaux de l'intérieur, les géants de la pharmaceutique délèguent progressivement à d'autres les premières étapes de la création de médicaments. Compétiteurs, biotechs et chercheurs universitaires se partagent désormais un fardeau devenu trop lourd à porter pour ces entreprises milliardaires. Parmi eux se trouve une équipe de chercheurs de l'Institut de recherche en immunologie et cancérologie (IRIC). Une équipe qui compte prendre sa place dans ce nouvel écosystème, et relancer la création de médicaments dans la région métropolitaine.

Singulair, 3TC, Egrifta, le mal aimé Vioxx et une poignée d'autres médicaments. Après des années fastes, la région montréalaise est en passe de connaître une pause en matière de conception de nouveaux produits thérapeutiques. C'est qu'au cours des cinq dernières années, les Bristol-Myers Squibb, Merck, Pfizer, AstraZeneca ont toutes réduit leurs investissements dans la région, ce qui a entraîné dans trois cas la fermeture de leur centre de recherche.

Michel Bouvier, chercheur principal à l'IRIC et président-directeur général d'IRICoR, organisme de commercialisation de la recherche de l'IRIC, avait anticipé la déferlante qui allait emporter sur son passage les groupes pharmaceutiques installés dans la vallée du Saint-Laurent. Alors que l'IRIC était toujours au stade de projet, il a propos qu'on dote le nouvel institut de tout le nécessaire pour en faire un pôle de création de nouveaux médicaments. Ce qui a été fait.

Sept ans après sa construction, l'IRIC a aujourd'hui tout de l'hybride entre un centre de recherche conventionnel et une pharmaceutique. Équipée de 12 plateformes technologiques qui incluent entre autres des services de microscopie, de génomique et de protéomique, l'institut fait progresser la recherche fondamentale, mais sert aussi d'incubateur pour les premières étapes de la création de médicaments. Des pharmaceutiques viennent même y faire avancer certains de leurs projets.

«On s'est dit qu'il y avait clairement une place pour l'académique dans les premières étapes du développement de médicaments», explique Michel Bouvier.

Ici, on ne parle pas encore d'études sur les humains. L'accent de la recherche est placé sur l'identification de cibles thérapeutiques, puis la découverte d'agents chimiques qui peuvent avoir un effet sur ces cibles. Une équipe de 19 chimistes, qui provient en grande partie du centre de recherche de Bristol-Myers Squibb fermé à Candiac en 2007, s'affaire ensuite à modifier les molécules identifiées pour en améliorer les propriétés. Au bout du compte, après souvent cinq années de travaux, les recherches conduisent à la découverte d'une molécule ayant un haut potentiel thérapeutique qui passera à l'étape suivante: l'étude préclinique.

Dix-neuf projets de médicaments vont actuellement de l'avant entre les murs de l'IRIC. Si sept d'entre eux sont toujours au stade du criblage, les autres s'attaquent à d'autres étapes de création. Trois ont même atteint le stade préclinique.

Selon Michel Bouvier, il est beaucoup plus simple de réaliser ces étapes de création dans un institut plutôt qu'à l'intérieur d'une biotech. «On dilue le risque parce que si on voit qu'un projet ne marche pas, on retourne les connaissances au chercheur et on n'a pas tout perdu puisqu'on a créé de la connaissance et qu'on a formé des gens, indique-t-il. Ce qu'on espère tout de même, c'est que certains projets vont aller assez loin.»

Pour superviser l'avancement des différents projets, l'IRIC a lancé en 2008 un organisme responsable de la commercialisation de la recherche appelé IRICoR. Son rôle est non seulement de sélectionner les projets les plus prometteurs, mais aussi de déterminer comment cette recherche atteindra le stade de la commercialisation, par l'entremise d'un partenariat avec l'industrie ou par la création d'une entreprise en biotechnologies.

Après quatre années d'existence, IRICoR a déjà déposé 24 demandes de brevets et scellé 11 partenariats avec l'industrie, dont un projet mené avec Bristol-Myers Squibb qui lui a rapporté 8 millions de dollars.

Commercialiser la recherche

Les initiatives prises par l'IRIC en matière de création de médicaments s'intègrent aux mesures budgétaires adoptées récemment par les différents ordres de gouvernement en matière d'innovation. Peu à peu, tant au fédéral qu'au provincial, on crée des incitatifs pour accélérer le développement et le transfert de technologies du côté de l'industrie. L'une de ces initiatives, le Consortium québécois sur la découverte du médicament (CQDM), finance d'ailleurs une partie des projets menés à l'IRIC.

Michel Bouvier, lui-même engagé dans la mise au point de médicaments, voit d'un bon oeil ces mesures qui déplaisent à certains de ses collègues. «Il y a un changement culturel à opérer, explique-t-il. L'interface entre le chercheur et la commercialisation n'est pas naturelle. Il y a une méfiance: c'est même perçu comme de la prostitution.»

Selon lui, un changement culturel est toutefois en cours, et de plus en plus de ses collègues envisagent aujourd'hui une chose jadis impossible. «On ne peut pas faire des entrepreneurs de chaque chercheur, ajoute-t-il. On veut seulement mettre la structure autour pour être sûrs que les meilleures découvertes vont pouvoir être amenées jusqu'au bout.»

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Étapes de la mise au point d'un médicament

1. Identification et validation des cibles

Dans les laboratoires des universités et instituts de recherche, on caractérise les composants cellulaires. Du groupe, on compte plus de 30 000 protéines, produites par les gènes, qui sont dans une majorité de cas la cible de médicaments.

2. Criblage à haut débit

Les cibles thérapeutiques envisagées sont ensuite exposées à des centaines de milliers de molécules chimiques différentes. La stratégie, qui mise sur le hasard, permet d'identifier les composés qui ont la propriété d'activer ou de bloquer la fonction de la protéine ciblée.

3. Optimisation du composé

Des chimistes apportent de légères modifications aux molécules identifiées. Une «mise au point» capitale qui permet d'améliorer les chances de créer un médicament qui accédera un jour au marché.

4. Études précliniques

Les composés les plus prometteurs sont administrés à des animaux pour évaluer leur sécurité, leur distribution et temps de rétention dans l'organisme. S'ils passent le test, ils passeront à l'humain.

5. Études cliniques

a. Phase I

Le composé est administré à un groupe restreint d'hommes et de femmes en santé. L'étape sert à identifier si le médicament est sûr.

b. Phase II

Les études de phase II sont réalisées avec un groupe restreint de quelques dizaines d'individus qui pourraient répondre au traitement. L'étape permet de déterminer la force et la fréquence des doses qui seront administrées.

c. Phase III

Dans le cas de résultats positifs de phase II, le composé est administré à des centaines d'individus sur une plus longue période. Comparé à un placebo, on saura ou pas s'il améliore la condition des patients. Les résultats sont remis aux autorités règlementaires, comme la Food and Drug Administration ou Santé Canada, qui autoriseront ou non la commercialisation du produit.