Le grain tombe d'une trémie puis s'étouffe dans le ronron d'une paire de meules de silex. Une fine poussière s'en dégage et vient tapisser les planches du moulin. Accroupi, un meunier s'assure que la farine atteigne le bluteau. Il tire une glissière, enfonce sa main dans le conduit, puis palpe la mouture.

Cette scène répétée depuis des siècles ne peut être vue désormais que dans une poignée de meuneries au Québec. Dans ces moulins qui ont survécu à l'ère industrielle, on perpétue encore aujourd'hui une technologie issue d'une autre époque.

Le savoir-faire des meuniers se transmet aussi selon les usages anciens. Si l'initiation à certains métiers traditionnels passe aujourd'hui par les bancs d'école, la meunerie est encore et toujours entretenue par la relation d'un maître et de son apprenti.

Au moulin Légaré, dans le Vieux Saint-Eustache, se trouve un tel duo.

Le maître, c'est Daniel Saint-Pierre, un technicien en électronique de formation qui a laissé son emploi bien payé chez CAE pour devenir meunier. Depuis 24 ans, il gère la production de farine selon les enseignements du dernier Légaré à avoir occupé le poste.

«J'aimais beaucoup l'ambiance, l'architecture et toute la mécanique qu'il y a dans un moulin. Pour quelqu'un qui aime travailler avec ses mains, c'est idéal», explique-t-il.

Son moulin à eau est l'un des rares qui soient encore en fonction au Québec. Il y en aurait tout au plus 10, selon lui. «Certains en comptent une vingtaine, mais ils ne sont pas capables de les nommer», glisse-t-il le sourire aux lèvres.

On moud le grain ici depuis 1762. Sur son site internet, la Corporation du Moulin Légaré, un organisme à but non lucratif qui gère les activités du moulin, qualifie même sa meunerie de «plus vieille industrie» toujours en activité au pays.

«Pendant longtemps, Molson a dit qu'elle était la plus vieille entreprise fondée ici, mais notre moulin a été construit bien avant», ajoute Daniel Saint-Pierre.

Son apprenti, Martin Trudel, a d'abord agi à titre de guide au moulin avant de se voir confier le poste d'aide meunier. Titulaire d'une maîtrise en histoire, il voit dans le métier qui s'offre à lui l'occasion de perpétuer un vieil héritage.

«C'est du patrimoine immatériel important, confie-t-il. On peut décrire sur papier tout ce qui se passe dans un moulin, mais il y a plein de détails qui ne s'apprennent qu'en pratiquant le métier.»

Daniel et Martin supervisent ensemble le tic-tac des meules, gèrent les achats de grains, veillent à la réparation et à l'entretien des pièces en plus de nettoyer l'atelier de la poussière de farine qui s'y accumule.

«On fait tout ensemble et Daniel me donne des conseils lorsqu'il le faut, explique Martin Trudel. On ne va pas virer une meule à l'envers ou démonter une turbine pour le plaisir. On attend qu'il y ait un problème, et c'est là que j'apprends le métier.»

Chaque année, leur moulin produit de 30 à 40 tonnes de farine, surtout de sarrasin, mais de blé aussi. Elle se vend dans les supermarchés et épiceries fines de la région et se retrouve dans les produits des restaurants et boulangeries du coin. Elle reçoit même annuellement la certification kascher d'un rabbin.

L'exploitation du moulin ne ferait toutefois pas ses frais sans un appui financier des gouvernements. Une façon efficace de perpétuer l'héritage de générations de meuniers.