La vente d'une toile de Jean-Paul Lemieux au prix record de 2,34 millions de dollars, réalisée il y a un mois par la Maison Heffel de Toronto, vient de nous rappeler - et de façon spectaculaire - que le marché de l'art canadien a encore du tonus. Une oeuvre d'art peut-elle pour autant servir de valeur-refuge aux investisseurs qui ne sont plus capables de supporter les caprices des marchés boursiers ?

Depuis le début de l'année, la Bourse de Toronto affiche un rendement peu reluisant de -12 %. Du côté des produits de placement à revenu fixe, ce n'est guère plus joyeux.

Depuis trois ans, acquérir un certificat de placement garanti (CPG) permet au mieux de s'appauvrir puisque le rendement annuel de 1,8 % sur un terme de cinq ans n'assure même pas à l'épargnant de prémunir son capital contre la hausse de l'inflation.

Même l'or n'assume plus son rôle de valeur refuge en temps économiques incertains. L'once d'or, qui frôlait les 1900 $US en août dernier, surfait cette semaine tout juste au-dessus de la barre des 1600 $US, cumulant une baisse de 10 % depuis l'été.

Bref, le monde de l'investissement traditionnel n'offre plus aujourd'hui beaucoup d'occasions d'enrichissement. On a beau tous espérer que cette panne soit passagère, elle inquiète tout de même.

Face à pareille anémie et devant la hausse régulière du prix des oeuvres de grands peintres canadiens que l'on observe depuis quelques années - et qui a culminé récemment avec le prix de vente aux enchères record d'un Jean-Paul Lemieux -, vaut-il la peine d'acquérir une oeuvre d'art et espérer que sa valeur s'apprécie avec le temps ?

Stephen Jarislowsky, grand investisseur boursier mais aussi grand collectionneur de tableaux, est convaincu que l'acquisition d'oeuvres d'art constitue une excellente forme de placement. Mais, précise-t-il, il faut être patient, discipliné et il faut investir beaucoup de temps avant de bien comprendre les rouages de ce monde et de ce marché particuliers.

« Je collectionne des tableaux depuis les années 50. J'ai acheté des Lemieux pour 300 $ et je les ai toujours aujourd'hui. S'ils valent une fortune, ce n'est pas le cas pour tous les tableaux et pour tous les artistes », observe le financier.

Stephen Jarislowsky a étudié l'histoire de l'art et il a développé l'oeil pour distinguer les bons peintres des artistes ordinaires, et il a passé beaucoup d'heures à approfondir sa connaissance des artistes dont il a acquis des oeuvres.

« Quand on commence à faire l'acquisition de tableaux, il faut d'abord que l'on achète quelque chose de beau, que l'on trouve beau soi-même, c'est une toile avec laquelle on va vivre des dizaines d'années. Tant mieux si elle prend de la valeur », insiste-t-il.

Les maîtres et

leur bonne période

Tania Poggione, directrice de la Maison Heffel de Montréal, estime pour sa part que le prix de 2,34 millions - un prix record pour une oeuvre d'un artiste canadien d'après-guerre - obtenu pour le Jean-Paul Lemieux, il y a trois semaines, témoigne de la vitalité du marché pour cette catégorie d'artistes.

« On parle ici de grands maîtres canadiens. Lemieux et Riopelle sont les deux peintres d'après-guerre qui ont la meilleure cote. Mais d'autres grands peintres comme Borduas et Rita Letendre commencent à se vendre à des prix plus proches de leur vraie valeur », observe-t-elle.

Au printemps dernier, une toile de Rita Letendre a été vendue pour 187 200 $. Une toile de Borduas a été adjugée pour 409 500 $ au début de l'année par la Maison Heffel.

Mais, encore là, ce ne sont pas toutes les toiles d'un même artiste qui obtiendront la même valorisation par les collectionneurs.

Alain Lacoursière, ancien policier qui a été durant 15 ans enquêteur spécialisé dans les oeuvres d'art et qui agit aujourd'hui comme consultant dans l'authentification, l'achat et la vente d'oeuvres, explique que des différences substantielles de prix peuvent exister pour les toiles d'un même peintre.

Le même week-end de la vente du Lemieux à Toronto, un Jean-Paul Riopelle n'a pas trouvé preneur à la Maison des Encans de Montréal. L'oeuvre n'a suscité qu'une mise de 195 000 $ alors que Riopelle détenait l'ancien record de prix de vente canadien pour une toile vendue 1,8 million de dollars en 2008 à Toronto.

« L'oeuvre de Riopelle qui était mise en vente à Montréal datait de 1982 et c'était une oeuvre sur papier. Ce n'est pas la meilleure époque de Riopelle. Les tableaux qui ont le plus de valeur sont ceux qu'il a peints entre 1952 et 1956 », précise Alain Lacoursière.

Patrick Blaizel, propriétaire de la Maison des Encans, confirme qu'il ne s'agissait pas d'une grande oeuvre de Riopelle, mais il a été surpris de constater le peu de surenchère qu'a suscité la toile.

« Il s'agissait d'une vente de succession réalisée pour le Trust Royal. On n'avait pas la clientèle type pour ce genre de toile. La vente a été finalement annulée », souligne-t-il.

Miser sur les blue chips

Gilles Brown est propriétaire de la Galerie Clarence Gagnon à Outremont et à Baie-Saint-Paul. Il constate que le marché a passablement évolué au cours des 30 dernières années, alors que les oeuvres haut de gamme sont devenues un investissement nettement plus intéressant.

« C'est comme à la Bourse. Tu peux spéculer sur un jeune peintre et avoir du succès, mais c'est rare. En misant sur des blue chips, tu es à peu près certain de ne pas perdre d'argent et de profiter de l'appréciation de la valeur de ton tableau », explique le galeriste.

Les blue chips, selon Gilles Brown, ce sont des oeuvres de peintres établis qui ont déjà leur niche dans les musées et dont la valeur de l'artiste est reconnue.

« Des peintres comme Cosgrove, Bellefleur, Richard, Suzor-Coté ou Marc-Aurèle Fortin, sont recherchés par les collectionneurs, mais il y a encore de leurs toiles qui sont disponibles.

« C'est sûr que la rareté contribue à faire hausser les prix, mais, pour chaque peintre, il y a des époques qui sont plus recherchées et qui influenceront le prix des oeuvres. Il faut surtout que l'achat d'un tableau soit le résultat d'un coup de coeur », rappelle Gilles Brown.