Chaque époque se doit de trouver les réponses qui lui conviennent et ce n'est pas l'étude de ce qui s'est passé hier qui permettra de le faire. Cependant, renoncer à s'intéresser à l'histoire, pour les dirigeants comme pour les autres, c'est accepter d'être «myope». Se limiter au «présent» qui n'est, en fait, qu'un «déjà passé», c'est oublierles erreurs qui ont été faites.

Ce qui a échoué hier n'échouera pas nécessairement demain, mais cela vaut la peine d'y réfléchir à deux fois avant de reproduire la même chose... L'entreprise Renault a essayé deux fois de s'implanter sur le marché américain dans la seconde moitié du XXe siècle. Deux fois, l'échec fut cinglant. En réalisant l'alliance Renault-Nissan au tournant du XXIe siècle, le PDG de Renault de l'époque, Louis Schweitzer, n'a pas cherché à reproduire pour la troisième fois l'implantation directe de la marque Renault sur le marché américain. C'est par l'intermédiaire de Nissan que le groupe Renault-Nissan est maintenant un acteur important sur tous les marchés, y compris le marché américain.

La seule étude de ce qui se passe «aujourd'hui», c'est-à-dire du «juste passé», nous enferme dans nos habitudes et nos modes de pensée courants. Dans le présent, on se limite souvent à un éventail de réponses assez limité. En allant un peu plus en arrière dans le temps, on trouve certaines réponses qui ont été mises en oeuvre et qui nous semblent pourtant, aujourd'hui, absolument impensables. Souvent, elles semblaient impensables aussi aux acteurs de l'époque en question peu de temps avant de les mettre en place... Pour reprendre l'exemple de Renault, cette entreprise faisait face en 1948 à un problème quasi insoluble de financement. Son actionnaire était l'État qui n'avait pas d'argent, le marché de l'émission des obligations était saturé, et l'on était en plein contexte de reconstruction après la Seconde Guerre mondiale. Utilisant la situation de pénurie qui prévalait à l'époque, le PDG a été amené à faire payer aux clients d'importants acomptes, des mois avant la livraison de leur voiture! Cela a admirablement fonctionné durant des années!

Que nos plus grandes certitudes peuvent, toujours, s'effondrer.

C'est le paradoxe de l'empirisme: parce que nous avons vu 1000 fois le soleil se lever, nous faisons l'hypothèse qu'il se lèvera toujours, ce qui est bien évidemment faux. Pourtant, c'est ainsi que nous fonctionnons. Ce n'est pas seulement la hausse du cours du pétrole lors du choc pétrolier de 1973 qui fut décisive - après tout, vue d'aujourd'hui, cette hausse restait limitée -, mais le fait que cet événement a bouleversé les règles du jeu et les habitudes. Pour les acteurs de l'époque, le monde du pétrole bon marché venait de disparaître. Une vision plus large de notre passé est là pour nous rappeler que ce qui paraissait inscrit dans le marbre peut, toujours, être renversé du jour au lendemain.

Lorsque des étudiants en gestion travaillent sur des cas d'entreprises qui appartiennent au lointain passé, certains s'insurgent: «Ce n'est plus d'actualité, cela ne marchera pas comme cela demain.» Ils ont raison. Mais ce qu'ils oublient, c'est que ce qu'on leur présente comme l'«actuel» ne sera pas plus vrai demain non plus. Le problème, c'est que dans ce second cas, on ne le leur dit pas. On leur laisse souvent croire que l'on enseigne des vérités éternelles et «hors du temps», alors que les réponses apportées dépendent étroitement d'un contexte très particulier et, le plus souvent, très éphémère.

L'enseignement de la gestion n'a pas pour but d'apporter des réponses toutes faites. Elle a pour but de nous préparer à affronter, demain, des situations originales et inédites. Cette préparation passe notamment par le contact avec des contextes, des habitudes, des «réalités» différentes. L'histoire est là pour cela!

Cyrille Sardais est professeur en management à HEC Montréal et auteur du livre Patron de Renault, Pierre Lefaucheux (1944-1955). Il possède une double formation en histoire et en gestion.