Les dégâts causés par la sphère financière sur l'économie réelle vont sans cesse grandissant. Depuis une vingtaine d'années, ils se multiplient et s'intensifient. Tout indique que ce mouvement inquiétant n'est pas terminé.

C'est pour esquisser une réplique à cette force destructrice qui attaque non seulement la qualité du travail et de l'environnement, mais la vie même des entreprises et des démocraties que François Morin ose un essai dans lequel il imagine la voie vers une société où la spéculation financière n'a plus prise.

Un monde sans Wall Street?, tel est son titre. «C'est fondamentalement la capacité d'accroître la maîtrise de l'économie par le pouvoir politique et non plus comme jusqu'à présent de soumettre la société et l'État à des intérêts économiques privés, et notamment ceux de la sphère financière.»

Morin ne préconise pas une forme de socialisme déguisé, même s'il n'hésite pas à prôner la nationalisation des grandes banques pour les empêcher de se livrer à des activités purement spéculatives. Car ce sont elles qui épaulent notamment les fonds spéculatifs et structurent des titres financiers qui échappent à toute forme de contrôle.

Il rêve aussi d'une monnaie unique, inspirée du bancor, cette brillante proposition de John Maynard Keynes à la conférence de Bretton Woods en 1944 qui fixait les parités des monnaies nationales. Les Américains lui ont préféré un dollar convertible en or, engagement qu'ils ont abandonné au début des années 70 pour payer les coûts astronomiques de leur guerre d'invasion au Vietnam.

L'introduction des taux flottants a créé un immense besoin de couverture contre le risque de change, les fameux contrats à terme. Ont suivi une multitude de produits dérivés devenus une mine d'or pour les grandes banques.

À la libéralisation des changes a succédé celle des marchés obligataires avec pour résultat que les banquiers centraux ont perdu la maîtrise des taux à long terme qu'ils pouvaient contrôler en partie avec la planche à billets.

Le marché des CDS

Ces taux sont devenus la proie de formidables opérations spéculatives, notamment avec les marchés des CDS. Ces swaps de défaillance se veulent des outils financiers d'assurance contre le risque de défaut. Ils ne sont toutefois pas rattachés à un titre obligataire et peuvent être négociés plusieurs fois sans même que l'obligation change de main. Résultat, si les parieurs vendent les CDS à découvert pour en faire tomber le prix, les pays émetteurs d'obligations devront consentir des taux usuraires pour emprunter. C'est ce que vivent aujourd'hui certains pays de la zone euro sans que la classe politique n'y puisse quoi que ce soit.

Dans sa critique étoffée de la financiarisation de l'économie, Morin montre aussi que les places boursières que symbolise Wall Street ne remplissent plus leur mission première qui consiste à assurer la capitalisation des entreprises. Depuis le milieu des années 90, rappelle-t-il, les émissions nettes d'actions sont devenues nulles ou négatives dans la plupart des pays développés et en particulier aux États-Unis. «À quoi donc peut servir encore dans ces conditions la Bourse?», demande-t-il, sinon aux dérives de la spéculation.

Si les entreprises émettent moins d'actions, c'est qu'elles peuvent se financer à meilleur compte par emprunts afin de protéger l'autre cancer apparu avec le triomphe de l'idéologie néolibérale dans les soi-disant sciences économiques.

Ce cancer, selon Morin, c'est la valeur actionnariale, un apriori qui s'est imposé sur la valeur ancienne de l'économie politique qu'on appelait la maximisation des profits.

En fixant apriori un objectif de rendement, 15% en moyenne pour les sociétés cotées, et jusqu'à 25% pour celles à capital fermé, les actionnaires institutionnels compromettent la vie même des entreprises.

Cette exigence gruge le partage classique des profits entre employés et propriétaires selon le rapport de force du moment. Pour que le compte y soit, elle pige aussi dans les budgets d'investissements, de recherche et développement et même jusque dans la trésorerie lorsque la conjoncture est difficile.

Avec la financiarisation, on est parvenu à transférer la prise de risque du capital vers le travail. On panse le fardeau du gestionnaire en lui offrant primes et options d'achat d'actions à prix de levée avantageux. Pour les autres employés, il s'ensuit une pénibilité accrue du travail.

Briser cette exigence ne sera pas facile, convient Morin, peut-être même davantage qu'une démarche vers une monnaie mondiale que Morin associe à un bien de l'humanité comme l'air, l'eau ou les semences.

Mais son programme utopique reste résolument pacifiste. «Ne peut-on en effet espérer que nos communautés nationales, et, espérons-le bientôt, internationales, soient suffisamment rassemblées par des valeurs et qu'elles soient mues par des exigences pour que l'économie n'apparaisse finalement que comme un moyen?»François Morin. Un monde sans Wall Street? Seuil. 2011. 184 pages.