La situation aurait été impensable il y a trois ans à peine. Et pourtant, Shaw Communications juge aujourd'hui que la concurrence est devenue trop forte dans le secteur du sans-fil au Canada, au point où le groupe abandonne son projet de téléphonie.

Selon Bradley Shaw, président et chef de la direction du câblodistributeur albertain, la «dynamique de la concurrence» a changé du tout au tout depuis que son groupe a allongé 190 millions pour acheter des licences sans-fil en 2008. «Il est devenu clair, à la suite de notre analyse, que la rentabilité n'est pas au rendez-vous pour un nouveau joueur», a-t-il déclaré hier pendant une téléconférence.

Shaw aurait dû investir plus de 1 milliard de dollars pour bâtir un bon réseau LTE (ou «Super 3G») en Alberta et en Colombie-Britannique, en surplus du coût des licences. Un risque beaucoup trop élevé pour les actionnaires, a admis hier le dirigeant.

M. Shaw a raison lorsqu'il dit que l'industrie s'est métamorphosée depuis 2008. Pour s'assurer de briser l'oligopole Bell-Rogers-TELUS, Industrie Canada a organisé cette année-là une vaste enchère de fréquences sans fil, en réservant une partie des licences pour les «nouveaux entrants».

L'exercice a eu un succès monstre. Shaw, Quebecor, Globalive (Wind Mobile), Public Mobile et Dave Wireless (Mobilicity) ont allongé des centaines de millions de dollars pour acquérir des fréquences. Ils ont commencé à lancer leurs services respectifs à partir de l'automne 2009, pendant que Shaw attendait sur les lignes de côté avec ses licences en poche.

Cette nouvelle concurrence a eu l'effet d'un électrochoc sur l'industrie. Entre 2008 et le printemps 2011, le nombre total d'utilisateurs du sans-fil est passé de 21,5 à 25 millions au Canada, et le taux de pénétration, de 64,5% à 73,4%, indiquent les données de l'Association canadienne des télécommunications sans-fil.

La majorité des nouveaux abonnés sont allés chez Bell, TELUS et Rogers, qui ont lancé plusieurs forfaits illimités par l'entremise de leurs filiales à bas prix. Même s'ils demeurent très dominants, leur offre est beaucoup plus variée et fait désormais de la place aux clients à petit budget.

Shaw-le-retardataire aurait eu de la difficulté à se tailler une place dans ce nouveau paysage, croit l'analyste Troy Crandall, de la firme montréalaise MacDougall, MacDougall&MacTier. «Cela aurait fait de Shaw la sixième entreprise à lancer un service sans-fil dans l'Ouest. On peut se demander si ce marché n'est pas en train de devenir saturé sur le plan de la concurrence.»

Position inconfortable

Pour expliquer sa décision de ne pas investir dans la lucrative industrie du sans-fil - qui a généré des revenus de 18 milliards l'an dernier au Canada -, Shaw a cité le coût d'acquisition élevé des appareils. Le groupe n'aurait pas bénéficié du pouvoir d'achat des fournisseurs établis, ce qui aurait rendu son offre moins concurrentielle. En outre, Shaw n'aurait pu offrir le populaire iPhone d'Apple avec les fréquences dont il disposait.

En lieu et place d'un service sans-fil, Shaw mettra sur pied un vaste réseau wi-fi dans l'ouest du pays. Cette option sera moins coûteuse et permettra d'attirer une partie de la clientèle qui utilise le wi-fi pour naviguer sur des téléphones intelligents et des tablettes tactiles, croit l'entreprise de Calgary.

L'analyste Troy Crandall n'est pas convaincu. «C'est une stratégie qu'ils peuvent utiliser pour agrandir leur réseau, mais c'est une stratégie très urbaine et centrée dans les grandes villes. Si on quitte le centre de Calgary ou Vancouver, le wi-fi ne fonctionnera pas.»

La volte-face de Shaw semble avoir déplu aux actionnaires. Le titre du groupe a reculé de 3,6% à la Bourse de Toronto, pour clôturer à 21,59$.

«Les investisseurs détestent voir de l'argent être gaspillé, a noté Troy Crandall. Il y a eu tout l'argent dépensé pour acheter les licences, toutes les dépenses en consultants, en tests d'équipements et tout le reste. On parle sans doute de centaines de millions de dollars qui se retrouvent jetés par les fenêtres.»

Shaw pourra revendre ses licences, mais il devra attendre à 2014 s'il veut les refiler à un des trois fournisseurs établis, en vertu des règles édictées en 2008 par Industrie Canada. Le groupe pourrait toutefois les revendre à un des nouveaux acteurs comme Wind ou Mobilicity. Selon l'analyste Jonathan Allen, de RBC, leur valeur a probablement diminué autour de 150 millions aujourd'hui.

Le grand patron de Shaw dit ne pas avoir encore décidé de la suite des choses. «On va attendre et on croit certainement que c'est un actif qui a de la valeur et qui va continuer à prendre de la valeur», a-t-il déclaré.

L'annonce d'hier ouvre la porte à plusieurs scénarios. Maher Yaghi, analyste chez Valeurs Mobilières Desjardins, croit que Shaw pourrait devenir une cible d'acquisition pour Rogers, ou encore patienter et elle-même tenter d'acquérir une entreprise comme Wind ou Mobilicity.

Chose certaine, le fournisseur dominant de l'Ouest canadien, TELUS, profitera de l'abandon des visées sans fil de Shaw, souligne M. Maghi.

Principaux fournisseurs / Nombre d'abonnés*

Rogers 9,12 millions

Bell 7,3 millions

TELUS 7,1 millions

SaskTel Mobility 568 904

MTS Mobility 489 722

Wind Mobile 317000

Vidéotron 210000

Mobilicity N/A

Public Mobile N/A

Nombre d'abonnés total 25,09 millions

* Données pour le deuxième trimestre de 2011, combinant les clients au service prépayé et ceux avec contrat

Source: Association canadienne des télécommunications sans-fil et Vidéotron.