Qu'il s'agisse d'information historique ou prévisionnelle, plusieurs des informations fournies par la comptabilité deviendront des cibles qui guideront les comportements. Un contremaître dont le bonus dépend de la quantité produite cherchera à tout prix à produire davantage. Un vendeur dont la commission est établie selon ses ventes signées négociera pour les conclure rapidement et un président rémunéré selon la croissance du cours des actions de sa société surveillera étroitement les cours boursiers. Ce type de mesures peut aussi conditionner un policier qui doit atteindre un quota de contraventions ou le recteur d'une université subventionnée au nombre d'étudiants.

Si ces mesures ont l'avantage de la simplicité et assurent l'orientation mécanique d'un individu vers un objectif, elles ont l'inconvénient du simplisme. Pour maximiser la production, le contremaître pourra rogner sur la sécurité ou diminuer les contrôles de qualité, des décisions qui auront un impact positif sur la productivité à court terme, mais qui toucheront éventuellement la clientèle. Le vendeur rémunéré selon ses ventes sera plus tenté par les réductions de prix que celui payé selon le profit de ses ventes. Le dirigeant payé selon la croissance des cours sera davantage incité aux annonces prématurées et à une prise de risques indus que celui qui est payé à partir de concepts de rendement durable, comme le profit moyen, la satisfaction de la clientèle ou le taux d'innovation.

La mesure de performance au sein d'une organisation est une affaire délicate. Elle requiert une analyse poussée de l'ensemble de ses déterminants. La réduire à un simple agrégat comptable, surtout lorsqu'on l'associe à la rémunération individuelle, peut conduire à des dérives dont certaines ont contribué aux crises financières que nous vivons depuis quelques années.

Le PIB

Ce qui est vrai pour une entreprise ou un organisme l'est encore davantage pour un État ou une nation. Depuis des décennies, les dirigeants de nos sociétés dites développées sont fortement conditionnés par les oscillations d'un agrégat comptable nommé PIB (produit intérieur brut). Sa croissance, du moins dans le discours public de bien des politiciens, nous est souvent présentée comme l'ultime objectif de la nation et comme un gage de bonheur. On fera tout pour qu'il grandisse: subventions tous azimuts, matraquage publicitaire qui associe bonheur et consommation, libéralisation du crédit, endettement insoutenable des ménages et de l'État, croissance démographique, mondialisation, réingénierie et destruction de l'environnement. Des gestes qui s'expliqueraient si, de la croissance du PIB, dépendait notre bien-être. Mais il n'en est rien.

Le PIB, lequel associe richesse et argent et postule une planète aux ressources infinies, est un concept qui a été conçu il y a près d'un siècle alors que les conditions de vie sur terre étaient loin d'être ce qu'elles sont aujourd'hui. La population y était infiniment moindre, la pauvreté prévalait partout et la technologie ne permettait pas de prélever sur le capital naturel au point de l'épuiser.

Pendant des décennies, la croissance du PIB, portée par la croissance démographique et les avancées technologiques, a évolué de pair avec l'amélioration des conditions de vie d'une partie de l'humanité et sans trop de préjudices pour nos principales sources de vie. C'est sans doute ce qui a conduit plusieurs personnes à associer leur croissance au mieux-être. Depuis, les circonstances ont bien changé. La croissance économique se fait souvent au détriment du patrimoine naturel sans pour autant qu'on ait revu l'association PIB et bien-être. Pourtant, aucun industriel ne vous dira qu'il améliore son sort en vendant ses équipements pour payer ses salaires. Aucun chef de famille ne vous dira qu'il s'enrichit en payant l'épicerie par des emprunts ou en vendant ses meubles.

Le PIB porte à croire qu'en rasant une forêt pour en faire du bois d'oeuvre, nous nous enrichissons du total des bénéfices gagnés par le forestier qui vendra le bois et des salaires versés aux bûcherons. Est-ce bien le sens que l'on devrait lui donner, sachant qu'il ne tient aucun compte de la perte que nous subissons par la disparition d'un lieu de ressourcement, d'un milieu de vie pour nombre d'espèces dont plusieurs contribuent à notre chaîne alimentaire, d'un filtre à air, d'une barrière contre l'érosion des sols et d'une protection contre le réchauffement climatique?

Depuis plus de 30 ans, nombre d'économistes et scientifiques de toutes sortes dénoncent cette cible qu'ils jugent destructrice et ils ont proposé des solutions de rechange telles que l'indice de progrès véritable ou l'indice de développement humain, lesquels intègrent dans la mesure d'enrichissement collectif des considérations comme la culture, la santé, l'éducation, la sécurité et l'environnement.

Dérives financières et destruction du capital naturel démontrent que, lorsqu'il s'agit de juger du progrès d'une entreprise ou d'une nation, la force de l'analyste tient à sa capacité à reconnaître le caractère holistique de l'activité humaine et qu'il faut se méfier des indicateurs miracles.

Jacques Fortin Service de l'enseignement des sciences comptables HEC Montréal

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