Vidéotron est sur une lancée depuis le milieu des années 2000, avec sa téléphonie résidentielle, son internet haute vitesse et son tout nouveau sans-fil. Mais le passage du câblodistributeur dans le giron de Quebecor, il y aura 10 ans jour pour jour la semaine prochaine, ne s'est pas fait sans heurts. Retour sur les débuts houleux d'un nouveau géant des télécoms.

Guy Beauchamp a été au coeur de plusieurs grosses transactions dans le secteur des télécoms. Il était à la tête de Télécâble Laurentien quand l'entreprise a été vendue à CF Câble en 1993. Puis il dirigeait cette même entreprise lorsque Vidéotron l'a rachetée quatre ans plus tard. Et c'est encore lui qui occupait le siège du capitaine quand Quebecor a pris le contrôle de Vidéotron en octobre 2000.

Dans ce cas, toutefois, la transition ne s'est pas faite sans heurts. Quebecor a congédié Guy Beauchamp quelques mois après le changement de garde. L'ex-dirigeant a répliqué avec une poursuite de 2,4 millions pour obtenir le versement de sa prime de départ impayée. L'affaire s'est réglée hors cour.

«C'est sûr qu'on n'aime pas terminer une carrière comme ça», confie M. Beauchamp 10 ans presque jour pour jour après la prise de possession de Vidéotron par Quebecor.

L'ex-dirigeant s'est exilé en 2002 pour investir dans l'immobilier à Playa del Carmen, au Mexique, où La Presse Affaires l'a retrouvé. Il ne se dit pas amer de l'épisode, mais «déçu» de la façon dont il a été traité par la direction de Quebecor. Il est loin d'être le seul à garder un vif souvenir de cette époque.

Le passage de Vidéotron dans le giron de Quebecor a soulevé les passions au début du nouveau millénaire, bien au-delà des cercles fermés du Québec Inc. Les journaux de tout le pays en ont fait leurs manchettes pendant des mois, et pas seulement dans leurs pages économiques.

«Ça a été une vraie saga: il y a eu des revirements, des coups de théâtre», se rappelle Daniel Audet, vice-président aux affaires corporatives de Vidéotron de 1997 à 2000.

Le bulldozer de la convergence

La «saga» commence en février 2000. À l'époque, la convergence est dans l'ère du temps, tout comme les mégatransactions dans le secteur des technos. La famille Chagnon, propriétaire de Vidéotron, est nerveuse.

«M. Chagnon se disait: le bulldozer s'en vient, Bell va nous manger, dans le satellite, le câble, etc.» relate Michel Nadeau, qui était alors président de CDP Capital, le principal bras d'investissement de la Caisse de dépôt et placement du Québec.

Résultat: André Chagnon, le grand patron, s'entend pour vendre Vidéotron à l'ontarienne Rogers par un échange d'actions évalué à 5,6 milliards. Une décision qui déplaît souverainement à la Caisse -important actionnaire de Vidéotron-, qui oppose son veto.

«Pour l'avoir fréquenté souvent, M. (Ted) Rogers n'était pas un grand francophile ni un grand québécophile, dit Michel Nadeau. Si M. Chagnon a accepté une transaction avec lui, c'est parce qu'il voulait vendre sans histoire.»

Dès l'annonce, les bonzes de la Caisse travaillent en coulisses pour trouver un autre acheteur que Rogers. Un plan B. C'est à ce moment qu'ils approchent le grand patron de Quebecor, Pierre Karl Péladeau, d'abord «indécis» à faire une offre pour mettre la main sur Vidéotron selon Michel Nadeau.

(Pierre Karl Péladeau a refusé d'accorder une entrevue à La Presse Affaires dans le cadre de cet article.)

Après avoir cherché en vain un partenaire américain qui aurait pu investir aux côtés de Quebecor, la Caisse sort ses gros arguments le 9 août 2000: 45$ l'action, payé comptant. Une prime de 35% par rapport au cours de clôture de la veille. L'entente fait de la Caisse un actionnaire à 45,3% de Quebecor Média, nouvelle entité évaluée à 6 milliards de dollars.

Arrivée brutale

L'arrivée de ce nouveau propriétaire est reçue avec scepticisme par les employés de Vidéotron en octobre 2000. D'autant plus que Quebecor, spécialisé dans l'impression commerciale et l'édition de journaux, n'a pas vraiment d'expérience en câblodistribution.

«La valeur de Rogers dans l'industrie était établie; celle de Quebecor, non», résume Jacques Denommé, président de la section montréalaise du Syndicat des employés de Vidéotron, déjà membre de l'exécutif syndical en 2000.

La surprise fait vite place à l'inquiétude. «Quand la transaction a été officialisée, on sentait beaucoup l'angoisse financière de l'acquéreur, de différentes façons, raconte M. Denommé. Ils étaient à vouloir décortiquer l'entreprise sous toutes ses facettes comme s'ils étaient rapidement à la recherche d'économies.»

Des cadres visitent par exemple les chantiers d'installation pour vérifier la longueur des bouts de câble rejetés par les techniciens, afin d'éviter le gaspillage, affirme M. Denommé. La garderie des enfants des employés -appelée Câblinours- est aussi fermée, officiellement pour libérer de nouveaux locaux dans les bureaux de Vidéotron.

En février 2001, la nouvelle direction annonce la suppression de 420 des 850 emplois de la branche Vidéotron Telecom. Puis, en juin, Quebecor refinance sur 10 ans sa dette de 2,1 milliards qui devait arriver à échéance en octobre.

«Nous avions un mur devant nous», déclare à l'époque le porte-parole Luc Lavoie. Il affirmera peu après que le service à la clientèle de Vidéotron est «absolument horrible», en raison du monopole dont a longtemps joui le câblo.

Pendant ce temps, des poursuites de plusieurs millions d'anciens dirigeants et fournisseurs de Vidéotron s'accumulent. Même l'athlète Bruny Surin, commandité par le câblo, y va de sa poursuite de 100 000$.

Lock out

En pleine crise des technos, le 26 février 2002, Vidéotron annonce la vente  de ses services techniques -656 employés et tous leurs équipements- au sous-traitant Entourage. Un geste qui teintera les négociations en vue du renouvellement de la convention collective des travailleurs.

Les pourparlers achoppent finalement le 8 mai 2002; les employés se retrouvent sur le trottoir. «On a été en grève pendant 15 minutes, puis en lock out pendant un an», résume le syndicaliste Jacques Denommé.

Le conflit, hautement médiatisé, est marqué par des centaines d'actes de vandalisme, des poursuites et déclarations disgracieuses de part et d'autre. Dix mois plus tard, Vidéotron annulera la vente de ses services techniques, en échange d'une série de concessions de la part des travailleurs.

Les «deux ou trois premières années» après la fin du conflit ont été difficiles, relate Jacques Dennomé. Puis Vidéotron a entamé en 2005 un nouveau cycle de croissance rapide, avec le lancement de sa téléphonie numérique qui a attiré depuis 1,065 million de clients.

Les relations de travail sont aujourd'hui nettement meilleures, comme en témoigne la paix industrielle de cinq ans signée entre patrons et syndiqués en 2009. Les employés sont fiers des succès de l'entreprise.

«Ça va bien, parce que je pense qu'on a un contexte favorable, dit le président du syndicat. Ça va moins bien quand on a un contexte défavorable: on n'a qu'à regarder comment ça a été au Journal de Québec et au Journal de Montréal

Le nouveau service de téléphonie sans-fil lancé cet automne recèle en outre un grand potentiel pour l'entreprise, selon les analystes. Vidéotron pourra désormais appliquer à fond la convergence entre ses différentes plateformes médiatiques, principe qui a sous-tendu l'investissement massif de la Caisse de dépôt en 2000.

Michel Nadeau, ex-dirigeant de la Caisse, croit d'ailleurs encore aujourd'hui que la participation du bas de laine des Québécois dans le rachat de Vidéotron a été une excellente chose. Et ce, même si la Caisse a dû radier en 2002 la majeure partie de son placement de 3,2 milliards, pour le ramener à un maigre 436 millions. (Avec la croissance des dernières années, la participation de la Caisse dans Quebecor Média valait 1,7 milliard au 31 décembre 2009.)

«Je pense que pour une vision à moyen et long terme, pour le Québec, pour Vidéotron et Quebecor, ça a été ce qui a assuré la survie et la création d'un grand groupe de communications au Québec», dit M. Nadeau.