Après quinze ans à la traîne, Toronto découvre les jeux vidéo. La ville vient de dénicher son premier grand éditeur de jeux : Ubisoft, qui y inaugurera son studio demain dans le cadre du Festival international de film de Toronto. La Ville reine mise sur sa connaissance de l'écran (le grand comme le petit) ainsi que sur sa réputation cosmopolite afin de rejoindre - et pourquoi pas, de dépasser - Montréal et Vancouver au sein du club-sélect des capitales mondiales du jeu vidéo.

Pour se sentir moins seuls l'été dernier, la trentaine d'employés d'Ubisoft à Toronto avaient regroupé leurs cubicules à l'entrée de leur nouveau studio. Même la directrice Jade Raymond a déserté son bureau flambant neuf pour travailler au centre de la ruche.

Quand ils se prennent à rêvasser entre deux commandes informatiques, les recrues d'Ubisoft dans la Ville reine peuvent difficilement rater la vue sur leur studio de 20 000 pieds carrés presque complètement vide. Une vue qui leur rappelle l'immensité de la tâche à accomplir à Toronto : bâtir non seulement un studio mais toute une industrie du jeu vidéo.

Le gouvernement de l'Ontario n'a pas allongé 263 millions sur 10 ans seulement pour qu'Ubisoft sorte des jeux à succès à partir de la Ville reine. S'il n'a pas hésité à payer le gros prix à l'heure des déficits publics records, c'est qu'il a espoir que l'entreprise française fasse pour l'industrie ontarienne du jeu vidéo ce qu'elle a fait pour le Québec en 1997. « C'est une décision qui va changer notre industrie. L'industrie nous a dit qu'il fallait un grand éditeur de jeux vidéo et on a cherché jusqu'à ce qu'on en trouve un», dit celle qui a signé le chèque, la ministre ontarienne du Développement économique, Sandra Pupatello.

L'agenda (très peu) caché de la ministre Pupatello? Rejoindre Vancouver et Montréal dans le club-sélect des capitales mondiales du jeu vidéo. « Serons-nous un jour aussi grands que le Québec? Ce serait très bien », dit la ministre Pupatello.

« Deux des trois plus grandes villes du pays étaient de la partie depuis longtemps. Maintenant, nous sommes trois », dit Ian Kelso, PDG de Interactive Ontario, l'organisme regroupant la majorité des 100 studios de jeux de la province.

Même si les attentes sont immenses, Ubisoft n'entend pas décevoir son bailleur de fonds ontarien. « Nous aurons un effet catalyseur, dit Yannis Mallat, PDG à la fois d'Ubisoft Montréal et d'Ubisoft Toronto. L'industrie à Toronto ressemble à Montréal il y a 14 ans, avec un fourmillement plus important. Il y a plus de petits développeurs indépendants.»

Quand il arrivera à maturité en 2019, le studio torontois d'Ubisoft aura 800 employés. « Pour anecdote, je rappelle que c'est à peu près le même objectif qu'on avait à Montréal il y a 10 ans et qu'on a évidemment revu très vite à la hausse », dit Yannis Mallat. Scénario identique en vue à Toronto? « Ça, l'avenir nous le dira. », dit-il.

À 800 employés, Ubisoft fera figure de géant dans une mer de petits entrepreneurs. Le plus important studio de la province, Silicon Knights, emploie 100 personnes à St. Catherines. Avant même son ouverture officielle dimanche soir, Ubisoft Toronto était déjà le plus important studio de Toronto, avec 70 employés. L'entreprise française a délogé Bedlam Games, un studio de 60 employés situé dans une ancinne distillerie retapée en loft. À Montréal, Bedlam ne ferait même pas partie du top 15 des studios de jeux vidéo.

« Les producteurs de jeux qui viendront rencontrer Ubisoft voudront sûrement en profiter pour nous rencontrer aussi quand ils seront en ville», dit Donald Henderson, un spécialiste du droit du divertissement qui a abandonné ses complets cravatés pour devenir directeur du studio de Bedlam Games.

Le principal concurrent d'Ubisoft ne rechigne pas contre l'aide gouvernementale accordée à Ubisoft. « C'est beaucoup, beaucoup d'argent, dit Donald Henderson. Mais c'est le futur. Ce sont des types d'emploi dans lesquels le gouvernement doit investir : ils demandent une formation spécialisée et sont difficiles à exporter ailleurs. »

Ironie du sort, ce sont trois Montréalais qui pourraient bien décider du sort de l'industrie ontarienne des jeux vidéo. Le trio de décideurs d'Ubisoft dans la Ville reine est jeune, dynamique et déjà célèbre dans le milieu.

Malgré ses 35 ans, la grande patronne Jade Raymond est la grande responsable des succès d'Assassin's Creed II, vendu à plus de neuf millions d'unités. Ses deux bras droits, le producteur Alexandre Parizeau, 34 ans, et le directeur créatif Maxime Béland, 32 ans, forment un duo aussi efficace qu'inséparable.

Le trio dit ne pas sentir de pression additionnelle dans son studio neuf, bâti grâce aux 263 millions du gouvernement ontarien et au demi-milliard de leur employeur. « À chaque fois qu'on sort un jeu, il y a de la pression», dit Alexandre Parizeau.

En même temps, difficile d'oublier complètement l'ampleur du défi qui les attend. Surtout avec la vue de cet immense studio presque vide. « Pour chaque décision, je dois penser à l'impact sur la croissance du studio, dit Alexandre Parizeau. Il faut une vision à long terme.»