Au Québec, le talent foisonne et les récompenses pleuvent. Au surplus, l'architecture de qualité a un impact économique positif. Pourtant, la reconnaissance locale est bien lente à s'ériger. L'excellence fait peur.

Tadam! Sur les douze médailles du Gouverneur général en architecture décernées cette semaine, quatre ont échu à des projets québécois - cinq si on compte la Grande bibliothèque, oeuvre d'un consortium québéco-canadien.

«Statistiquement parlant, c'est supérieur à notre représentation au Canada», commente l'un des lauréats, Réal Lestage, associé de la firme Daoust Lestage.

Ce ne sont pas de médiocres honneurs. Les médailles du Gouverneur général en architecture, créées par l'Institut royal d'architecture du Canada, sont en quelque sorte les Oscar de l'architecture canadienne.

«Ce sont les plus grandes distinctions en architecture, et de loin», constate Georges Adamczyk, membre du jury et professeur d'architecture à l'Université de Montréal. «Le Québec s'y est toujours bien distingué: on a une grande capacité à faire beaucoup avec peu.»

Tadam, disions-nous. Mais ce tadam résonne bien peu dans nos terres.

«À Toronto, on fait grand état des médailles du Gouverneur général, on a des téléphones d'un peu tout le monde à Toronto, et à Montréal, il n'y a à peu près rien, déplore Réal Lestage. C'est en faisant connaître les projets significatifs à l'échelle canadienne qu'on va graduellement développer une culture de l'architecture au Québec.»

Une culture de l'architecture?

Le premier Espagnol venu citera Santiago Calatrava. Jean Nouvel est un monument en France. Combien de Québécois peuvent nommer un de nos architectes?

«Les donneurs d'ouvrage ne s'intéressent pas à la qualité parce que la plupart n'ont jamais développé cette sensibilité», observe Alain Fournier, président de l'Association des architectes en pratique privée, dans le dossier sur la qualité en architecture que publie Esquisses, la revue de l'Ordre des architectes, dans sa parution du printemps 2010. «C'est une question de culture et d'éducation, dit-il. Si le milieu familial ou l'école n'a jamais valorisé l'architecture, c'est comme une langue qu'ils n'ont jamais appris à parler.»

En effet, on parle bien peu d'architecture au Québec, sinon pour dénoncer les coûts ou les retards d'un projet public. «Le bâtiment de l'Orchestre symphonique aurait pu donner lieu à un débat intéressant sur l'architecture, mais actuellement, on n'en a que pour les budgets et les échéanciers, dénonce Réal Lestage. On ne parle pas beaucoup de création.»

La peur de l'excellence

Pire, la reconnaissance de l'excellence fait fuir les clients! «Ces concours devraient servir de référence pour choisir un architecte, soutient Gilles Saucier, de la firme réputée Saucier " Perrotte. Au Québec, ça fait peur. Dans le reste du Canada, c'est un de leurs critères.»

Le réflexe local est le suivant: l'architecte lauréat est sans doute une vedette, il doit donc être hors de prix.

Pourtant, pour un budget donné, le talent ne coûte pas plus cher. C'est même l'inverse. «Pour un même coût, la plus-value que les architectes que vous avez interviewés mettent dans un projet est totalement gratuite», lance Gilles Saucier avec vigueur.

Le propriétaire de la résidence qu'il a conçue à Mont-Tremblant, lauréate d'une médaille du Gouverneur général, se félicite certainement que son investissement dans l'art architectural se trouve ainsi reconnu, récompensé... et par conséquent valorisé. «Si les universités ou les donneurs d'ouvrage montréalais faisaient la même chose, poursuit Saucier, on aurait un lot de bâtiments nouveaux qui seraient absolument magnifiques.»

Il faut des budgets conséquents, dites-vous? «J'ai fait le collège Gérald-Godin avec un budget de cégep, et ça a fait le tour du monde», rétorque-t-il.

Définir la qualité

Nous avons la tentation de loger nos services publics dans des immeubles dont la conception et la fabrication sont alloués au plus bas soumissionnaire. Les résultats, sous forme de bunker de béton, parsèment nos villes. Pourtant, comme toute entreprise, les services gouvernementaux ont une image à préserver, et au surplus, un devoir d'exemplarité. «Pas exemplarité folichonne, extravagante ou de grand luxe, précise André Bourassa, président de l'Ordre des architectes: exemplarité dans l'équilibre harmonieux/fonctionnel/durable», trois caractéristiques qui définissent l'architecture de qualité. «On attire ainsi les chercheurs internationaux. Tellement de pays l'ont compris!»

Pas le Québec, semble-t-il. Il cite une anecdote maintes fois relatée sous diverses formes. Des architectes consacrent trois semaines à établir la polychromie des aménagements intérieurs, c'est-à-dire le délicat exercice du choix des couleurs. La palette est ensuite présentée au directeur. «Il dit: je vais regarder ça avec ma secrétaire, c'est une femme, elle connaît ça.»

Nous nous inscrivons dans la tradition nord-américaine du pionnier: tout le monde peut construire sa propre maison. Ou la confier au premier venu. «Dans ce contexte réglementaire où n'importe qui peut faire n'importe quoi, il est tentant de dire ensuite que je suis capable de bâtir mon industrie moi-même...» s'indigne-t-il.

La valeur économique

Ceux qui prennent le risque de la qualité n'ont généralement qu'à s'en féliciter. Les nouveaux édifices des épiceries Adonis ont valu aux propriétaires des prix d'architecture et d'importantes hausses de clientèle.

St-Germain égouts et aqueducs, de Saint-Hubert, qui a confié la conception de sa nouvelle usine à la jeune firme d'architectes Allaire Courchesne Dupuis Frappier, a été récompensé d'une médaille du Gouverneur général.

Ce n'est pas anodin. Ces projets à l'entrée d'une ville sont «la chance de marquer notre territoire», observe l'architecte Maxime-Alexis Frappier.

Le succès ne dépend pourtant pas de l'ampleur du budget. «C'est un projet somme toute très modeste», commente Georges Adamczyk, et qui laissait peu de place à l'extravagance ou à l'erreur. C'est justement dans ces conditions que le talent donne sa pleine mesure. «C'est une question de matière grise et de sensibilité, et pas vraiment une question d'argent», assure le professeur.

Il constate trois bénéfices économiques à une architecture de qualité. D'abord, leur maîtrise technique et leur originalité permettent déjà à nos firmes d'architectes d'exporter leurs services. Ainsi, Saucier " Perrotte - ce n'est pas le seul - joue sur le terrain des grands. Ce bureau était finaliste contre le célèbre Jean Nouvel pour un musée à Calgary.

«On comprend très bien l'intérêt, non seulement pour le patrimoine de demain, mais aussi pour la sécurité de nos investissements, d'avoir des édifices élégants, durables, bien fait», fait également valoir M. Adamczyk.

Enfin, une architecture publique de qualité est un aimant pour le talent et la compétence. «Il y a plus de 1,4 milliard d'investissement dans le quartier international depuis le début de sa réalisation, souligne l'architecte Réal Lestage. Les gens reconnaissent ces milieux-là et la qualité attire la qualité.»

André Bourassa, pour sa part, en entrevoit les répercussions lointaines. «Qu'est-ce qui va relancer l'économie-ressource des régions si ce n'est la prise en main de modèles d'architecture où des matériaux comme le bois et l'aluminium sont mis en oeuvre de façon efficiente? Ce sera beaucoup plus intéressant pour l'industrie que d'exporter des 2 par 4 et des lingots d'aluminium.»

Harmonie géométrique

Saucier + Perrotte

Dans cette résidence à flanc de colline au lac Supérieur, à Mont-Tremblant, il y a quelque chose de Fallingwater, la fameuse maison de Frank Lloyd Wright inscrite dans la falaise et baignée d'une cascade. «C'est drôle que vous disiez ça: on a été sélectionné finaliste pour ajouter six pavillons à côté de Fallingwater», réplique Gilles Saucier, de Saucier + Perrotte. Il ne s'en était pourtant nullement inspiré. C'est assis dans un café, après avoir parcouru le terrain de son client, qu'il a tracé une série de points étagés sur trois rangs, symbolisant les membres de la famille, chacun profitant de sa vue sur la vallée. Ces trois rangs se sont traduits en trois blocs rectangulaires superposés, celui du centre se décalant vers le côté comme un tiroir pour dynamiser l'ensemble. Une projection perpendiculaire vers l'avant, tendue de moustiquaires, évoque les vérandas des chalets des Laurentides. «Quand on pose un geste contemporain dans la nature, on peut faire quelque chose de géométrique qui va s'harmoniser par ce contraste, commente Gilles Saucier. Penser harmonie, ce n'est pas mimer la nature.» Bien sûr, le client doit avoir quelques moyens. Mais encore faut-il bien les investir. «Il y a beaucoup de gens qui ont de l'argent, mais il y en a peu qui acceptent l'idée de le transformer en art.»

Commentaire du jury

«...les architectes portent le vernaculaire rustique à un niveau d'abstraction qui dépasse la composition et ré-imagine la possibilité d'une maison contemporaine dans le paysage naturel.»

Plonger dans un autre univers

Saucier + Perrotte

Le spa Scandinave Les Bains Vieux-Montréal plonge dans la tradition millénaire des bains publics urbains. Il est aménagé au rez-de-chaussée d'un édifice existant, comme les bains antiques alimentés en eau par gravité. «On ne l'a pas vu comme un projet d'aménagement, mais comme un vrai projet d'architecture, avec un renouvellement du genre», indique Gilles Saucier, associé chez Saucier + Perrotte. C'est d'ailleurs un des très rares projets d'aménagement intérieur à avoir jamais obtenu une Médaille du Gouverneur général. «Recevoir ce prix montre qu'on a vraiment réussi à donner de la profondeur au lieu, ce qui est perçu alors comme un vrai geste d'architecture.» Rien de plaqué, rien de superficiel. Ce lieu existe. Une fois le seuil franchi, on quitte les quais du Vieux-Port pour entrer dans un univers qui marie le feu et le froid, la pierre volcanique et la glace, le bois et le marbre, dans un paysage intérieur sobre mais poignant. «Les gens aiment y aller car ils se sentent hors du monde, ailleurs», indique Gilles Saucier. Le client, Gestion Rivière du Diable, n'a pas regretté la liberté qu'il a accordée à la firme d'architectes. «Économiquement, c'est payant, affirme Gilles Saucier. Le spa est connu à travers le monde. Imaginez le marketing gratuit que ce client obtient.»

Commentaire du jury

«...celui-ci fait preuve d'une incroyable retenue, accompagnée d'un contrôle technique méticuleux, si bien que toute trace d'élaboration de détails disparaît, mettant l'accent sur les effets sensoriels de l'espace.»

Égoût et goût

Allaire Courchesne Dupuis Frappier architectes

De l'architecture de bordure d'autoroute. On lève habituellement le nez - quand on ne se le pince pas - sur ces tristes édifices industriels qui annoncent une agglomération. Pourtant, c'est précisément pour un tel projet qu'Allaire Courchesne Dupuis Frappier architectes a été récompensé. Tout aussi surprenant, son client était St-Germain égouts et aqueducs, un nom qui n'annonce pas nécessairement une préoccupation architecturale. Avec ce siège social, la troisième génération de propriétaires voulait insuffler une énergie nouvelle à ses employés et à ses ventes. L'entrepôt évoque une conduite d'aqueduc, ouverte à ses extrémités entièrement vitrées. À la manière d'une pièce de bois flottant sur les eaux qui s'en écoulent, le bâtiment administratif s'inscrit dans un vaste bassin, qui récupère les eaux de pluie du bâtiment. Comme si ce carré de bois avait été creusé par un enfant - l'image est de l'architecte Maxime-Alexis Frappier -, le bâtiment administratif cache en son centre des jardins intérieurs. «Les PME ont de la difficulté à retenir leurs employés et aller chercher les meilleurs vendeurs, explique-t-il. On a eu le souci d'offrir des espaces intérieurs très adaptés, super lumineux et agréables. Ça a fonctionné: l'entreprise a presque doublé son chiffre d'affaires en un an.»

Commentaire du jury

«Ce projet casse la «boîte», cette figure trop connue du gros entrepôt à la périphérie des villes.»

Promenade autour du monde

Daoust Lestage

C'était une triste autoroute en bord de fleuve, agrémentée de citernes d'essence. C'est devenu une promenade... qui a fait le tour du monde. La promenade Samuel-de-Champlain, qui s'étire entre falaise et fleuve, à Québec, a fait parler d'elle dans de nombreuses publications internationales. Cadeau du gouvernement du Québec à sa capitale nationale pour son 400e anniversaire, ce projet «visait à redonner le fleuve aux Québécois», explique Réal Lestage, associé chez Daoust Lestage. Sa promenade aux lignes brisées, qui zigzague sur ce site de 2,5 km, est parsemée de jardins thématiques. «C'est un projet inspiré du génie du lieu», décrit l'architecte. Le bâtiment d'accueil et sa tour d'observation de cinq étages, recouverts de planches horizontales, rappellent les empilements de bois qui s'élevaient le long du fleuve, au plus fort de la construction navale du XIXe siècle. «C'est le premier corridor autoroutier, dans la nomenclature du ministère des Transports, qui comporte du stationnement en parallèle», souligne-t-il. Il a toutefois fallu convaincre ledit ministère des vertus de ce concept, qui juxtapose délicatement véhicules et piétons. «Mais le plus grand prix qu'on nous ait remis, c'est la grande fréquentation du public.»

Commentaire du jury

«Le projet ne s'impose pas aux promeneurs; en plus d'être réalisé avec finesse, les moments construits manifestent un équilibre serein entre allusion historique et culture contemporaine.»

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Portes ouvertes design

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