La Presse a profité du récent passage à Montréal de Patrick Pichette, chef de la direction financière de Google, pour discuter des défis et perspectives de croissance de ce géant du web assis sur une montagne de liquidités.

Où que vous regardiez, Google est là. Ou sur le point d'y être, semble-t-il. Le lancement du réseau social Buzz en février est sa dernière aventure, au pays de Facebook.

L'influence de Google a depuis longtemps dépassé les frontières de la recherche internet, un marché que l'entreprise californienne domine.

Courriel (Gmail). Cartes et repérage géographique (Google Maps et Google Earth). Gestion des systèmes et des documents à distance, avec des données hébergées dans une batterie de serveurs accessibles par internet (informatique dématérialisée ou cloud computing). Navigateur internet (Chrome). Site de partage de vidéos YouTube. Système d'exploitation pour téléphone sans fil (Android). Téléphone intelligent (Nexus). Etc.

Symbole révélateur de son importance, Google vient d'obtenir le droit de négocier l'électricité en gros aux États-Unis, afin de réduire le coût de sa facture!

Rien ne semble pouvoir arrêter Google. Rien sauf les autorités antitrust et les tribunaux qui sont de plus en plus nombreux à se dresser sur son chemin, surtout en Europe. Deux dirigeants et un ancien patron de Google en Italie viennent ainsi d'être condamnés à six mois de prison avec sursis, pour violation de la vie privée en relation avec la diffusion d'une vidéo montrant des écoliers en train de tabasser un camarade handicapé.

Le pouvoir de Google dérange, qu'il soit aux mains de ses utilisateurs ou de ses dirigeants. Tout comme il soulève des débats sociaux sur le droit à l'information, la censure et les droits d'auteur.

Pour discuter des perspectives de Google, La Presse a profité du récent passage à Montréal de son chef de la direction financière, Patrick Pichette. Au centre de développement de Google sur McGill College, cet ancien dirigeant de Bell Canada, en chemise rose, en jeans et en chaussures de sport, a parlé de son entreprise avec tout l'enthousiasme du converti.

Q: Ce qui frappe chez Google, c'est la vitesse avec laquelle vous lancez des produits. En quoi 2010 sera-t-elle une année charnière?R: Il y a tellement d'axes de croissance chez Google. L'innovation, c'est faire plein d'expériences. Ce n'est pas du déterminisme. Tu ne peux pas dire voici comment les trois prochaines années se passeront. Certaines années, il ne se passe pas grand-chose. D'autres, il s'en passe plein. Les années 2008 et 2009 ont été des années plus tranquilles et moins flamboyantes, de l'extérieur. Mais nos équipes d'ingénieurs avaient les deux pieds sur le gaz. On travaillait sur Android, sur les applications Google, sur nos services en mobilité, sur les bannières publicitaires pour YouTube... On cueille les résultats en 2010.

Q: L'avenir de Google repose-t-il sur sa capacité à transposer sa domination dans la publicité associée à la recherche internet dans l'univers de la mobilité?

R: Non. Le but de l'entreprise, c'est vraiment sa mission: organiser et rendre disponible toute l'information qui existe. Il faut voir Google comme une gang d'ingénieurs, pas comme une entreprise traditionnelle. Leur façon de penser, c'est toujours de se demander quels sont les obstacles à la circulation de l'information que les sciences informatiques peuvent faire tomber.

Q: Vous dites qu'il y a trois ans, on ne pouvait pas savoir ce qui marcherait le plus fort aujourd'hui. Dans ce qui a été développé depuis, quels produits vous apparaissent maintenant comme les plus prometteurs? Est-ce le système d'exploitation Android et votre nouveau téléphone Nexus?

R: Oui, mais pas juste cela. On a le luxe et le plaisir d'avoir une demi-douzaine de projets super excitants, dont le cloud computing, rendu possible grâce aux applications Google. Il y deux ou trois ans, beaucoup de gens étaient encore sceptiques quant à l'informatique dans le nuage. Mais aujourd'hui, si tes outils de travail ne sont pas accessibles de n'importe où, de n'importe quel appareil, cela t'énerve. Imaginez, la ville de Los Angeles vient d'adopter le cloud computing pour tous ses employés. Il n'y a aucune raison d'avoir 90% de ce qui se trouve dans ton ordinateur.

Q: N'y a-t-il pas beaucoup de clients - gouvernements, entreprises - qui sont encore réticents à confier leurs données et leurs systèmes à une tierce partie externe pour des raisons de sécurité?

R: Je vais vous faire l'argument contraire. C'est quand tu as tout le monde qui se promène avec son petit ordinateur plein de virus et qui se branche sur le réseau de ton entreprise, c'est là que tu as des problèmes. C'est une logique un peu perverse qui fait penser à la couverture du personnage de Linus dans Peanuts. Ils se disent: «Vu que j'ai mon portable et que cela marche comme cela depuis toujours, c'est cela qui est le plus sécuritaire.» Les gens de sciences vous diraient: «Oublie tes paradigmes.»

Q: En vendant votre téléphone Nexus directement au consommateur par internet, vous court-circuitez les opérateurs en téléphonie, l'intermédiaire traditionnel en Amérique du Nord. Deviendront-ils obsolètes ou est-ce que votre modèle d'affaires peut cohabiter avec le modèle traditionnel, où les opérateurs subventionnent les sans-fil en échange de contrats qui attachent les consommateurs pendant plusieurs années?

R: Les deux modèles vont fonctionner. Aux États-Unis, nous avons des partenariats extraordinaires avec T-Mobile, Verizon et AT&T, avec qui nous avons lancé des produits Android. En fait, je ne comprends pas pourquoi les gens disent cela, simplement parce nous avons décidé de dessiner un appareil qui est provocateur et de relever le niveau du jeu pour tout le monde. Ce n'est pas parce qu'on veut être un telco. C'est parce qu'on veut explorer l'avenir. Tout le monde parle encore de mégabits pour l'internet. Mais, avec la loi de Moore (NDLR: de l'un des cofondateurs d'Intel, Gordon Moore, qui a postulé que la puissance des ordinateurs augmente de façon exponentielle), il faut penser tout de suite à où les gens seront rendus dans cinq ans.

Q: Vous parlez de partenariats avec les opérateurs en téléphonie, mais vous êtes souvent perçus comme une menace quand vous débarquez dans un nouveau marché, certains diraient avec de gros sabots.

R: Oui, mais c'est pour une raison différente. C'est parce que nous avons une vision scientifique des problèmes scientifiques. Pense à l'information. On est un peu agnostique sur qui fait de l'information et qui n'en fait pas. Plus personne ne va dans les bibliothèques consulter des microfiches, l'ordinateur peut le faire. C'est certain que, quand tu résous des problèmes de cette nature, tu changes la chaîne de valeur de tout le monde, tu bouscules l'ordre des choses. Mais, c'est quand même la bonne solution.

Q: Pas une semaine qui passe sans qu'on apprenne qu'une autorité antitrust ou un tribunal a Google dans sa ligne de mire. Jusqu'à quel point est-ce que cela vous inquiète?

R: Quand tu deviens une grande compagnie, tu attires beaucoup plus d'attention, surtout aux États-Unis, une société très litigieuse. Pour nous, ce qui est important, c'est de se soucier de l'utilisateur et de respecter les lois. Cela dit, on passe beaucoup plus de temps qu'on en passait auparavant avec les autorités réglementaires et les commissaires à la vie privée, à éduquer, à expliquer comment fonctionne notre entreprise. Il faut prendre le temps de bien le faire. Avec les chambardements technologiques créés par Google et internet, tu t'enfarges dans des grandes questions de société, comme le droit à l'information, le respect des droits humains. Quand tu n'as pas d'information qui circule, tu n'as jamais ces problèmes-là. Quand tu ouvres la valve et que l'information se promène, tu crées ces questions-là. Mais pour moi, c'est un excellent débat à avoir.

Q: Votre menace de vous retirer de la Chine, est-ce du sérieux? Dans quelle mesure pouvez-vous vous mettre à dos les autorités chinoises et vous retirer de ce marché, compte tenu de son potentiel?

R: Je ne peux pas commenter parce qu'on y travaille. Stay tuned.

Q: On compare de plus en plus Google à Microsoft avec toute la connotation négative qui est associée à une entreprise dominante. Comment vivez-vous ce changement de perception?

R: Ce qui est fondamentalement différent, si tu regardes les principes avec lesquels Google opère, c'est que nous favorisons les architectures ouvertes. Nous voulons toujours en donner plus aux utilisateurs; ce sont eux qui ont le choix et qui ont le contrôle. C'est à l'opposé des environnements fermés qui ont été si critiqués. D'ailleurs, la majorité des gens vont te dire: «Wow! As-tu essayé Street View sur Google?». Les utilisateurs nous adorent.

Q: C'est étonnant que vous lanciez Buzz compte tenu de la domination de Facebook dans les réseaux sociaux. Les gens ne changent pas leurs habitudes aussi facilement que cela. Croyez-vous pouvoir les déloger?

R: C'est une application que nous utilisions à l'interne. Les gens l'aimaient et l'utilisaient. On s'est dit bon, pourquoi est-ce qu'on ne l'offre pas à tout le monde?

Q: De la façon dont vous décrivez cela, on a un peu l'impression que vous avez fait ce lancement d'une façon nonchalante, sans grandes attentes.

R: C'est au coeur de la façon d'opérer de Google! Et puis, dans les réseaux sociaux, oui, il y a des joueurs bien établis qui sont bons. Tant mieux, on les célèbre. Twitter n'existait même pas il y a 24 mois! Mais les réseaux sociaux, ce n'est pas juste une voie. C'est 15 voies qui vont se développer dans les 5 à 10 ans, alors c'est certain que Google va y participer.

Q: Google trône sur une montagne de liquidités incroyables, 24,5 milliards? Allez-vous continuer à réinvestir dans l'entreprise ou songez-vous à en redonner une partie aux actionnaires?

R: C'est un débat qui revient au conseil. Avoir autant de liquidités, cela représente un avantage stratégique important pour Google, en fait, pour n'importe quelle entreprise. Cela nous donne la capacité de bondir. S'il y a une occasion de nous transformer qui se présente, on pourra la saisir. Tout le monde pense que l'industrie est arrivée à maturité, alors que nous voyons une industrie naissante. On dessine le monde pour ce qu'il aura l'air quand les ordinateurs seront 100 fois plus puissants. Et quand tu fais cela, tu as besoin d'une grande flexibilité stratégique. Mais, la plupart des gens ne voient pas cela. Ils te disent: «j'ai fait ton analyse financière, j'ai vérifié tes ratios financiers, pis t'es pas comme G.E.!».

Feuille de route

C'est par l'entremise d'une amie que Patrick Pichette a su que Google était à la recherche d'un nouveau responsable aux finances. Cet ex-président de l'exploitation de Bell Canada et ancien vice-président finances de Sprint Canada a une longue feuille de route dans les télécoms, nouveau secteur d'intérêt de Google. Mais les cofondateurs de Google, Sergey Brin et Larry Page, ont été séduits par l'intelligence de ce petit gars de Montréal-Nord, un diplômé en gestion de l'Université du Québec à Montréal qui a décroché une prestigieuse bourse Rhodes pour étudier la philosophie politique à l'Université Oxford. Âgé de 47 ans, père de trois adolescents, Patrick Pichette réside maintenant en Californie, près du siège social de Mountain View, où il se rend tous les jours en vélo.