J'ai été camelot pendant quelques années, dans une autre vie, à la fin des années 60 au Cap-de-la-Madeleine. Ma «run» comptait bon an, mal an environ 75 «portes», et je devais franchir environ 1 km avant d'y arriver et de livrer la première copie du quotidien de l'endroit, Le Nouvelliste.

En écrivant ces lignes, je me remémore le bruit du camion au petit matin, quand il faisait un arrêt rapide en face de la maison pour que soient éjectés les gros paquets de journaux. Sous la pluie, sous la neige ou au soleil, à pied ou en vélo, la «run» devait être terminée avant le départ au travail des «abonnés»... La paye? Eh bien, quelques sous par jour de l'unité, plus les pourboires; c'était beaucoup, 10$ par semaine, à cette époque pré-numérique...

Ces souvenirs sont ceux que je racontais à mes étudiants dernièrement en lien à une question qui m'intéresse depuis quelque temps: «Qui parmi vous est abonné à un quotidien?»

Mon échantillon, bien que plus ou moins représentatif, produit toujours un résultat assez éloquent: deux ou trois mains se lèvent, et je vois leurs propriétaires faire du regard un tour rapide de la classe afin de vérifier leur «normalité». Et là, je leur raconte mon passé de camelot... Ils sourient, certains par empathie, d'autres par politesse. Et la question fatidique se présente pratiquement chaque fois: «Mais, monsieur, que va-t-il arriver aux journaux?» Ma réponse les fait toujours réfléchir: «Cela dépend de vous.»

Le marché, cette bête indomptable

En effet, le marché a toujours raison, même s'il a parfois tort quant aux façons de répondre à ses besoins. Pensons à la pollution, créée à outrance. Mais cela est un autre propos. Concernant les journaux, que veut le marché?

Selon l'endroit du monde où l'entreprise de presse se situe, le marché des quotidiens est soit en croissance, soit en maturité/déclin; par exemple, pour quelques pays d'Asie, nous assistons à une croissance du tirage, la prospérité économique permettant à un plus grand nombre de citoyens de devenir des consommateurs.

Ainsi, l'Inde et la Chine voient les tirages augmenter. D'ailleurs, le pays avec le plus de circulation de journaux quotidiens est la Chine, avec près de 110 millions de copies, soit plus de trois fois la population du Canada...

Mais ici en Amérique, et ceci vaut aussi pour l'Europe, nous assistons à un bouleversement sans précédent dans cette industrie avec quelques cas pénibles de fermetures de quotidiens, et, surtout, avec de plus en plus d'éditeurs dont la marge de manoeuvre financière est considérablement réduite. Et il leur est impossible, à l'instar des Unilever, RBC ou General Motors de ce monde, de tout simplement déménager leur entreprise et d'ainsi aller là où la demande est en forte croissance et où les coûts sont souvent plus faibles. Ce modèle d'affaires ne leur est tout simplement pas accessible.

Faire du neuf avec du neuf

Pour les éditeurs et leurs employés syndiqués, perpétuer leur entreprise passera par un autre modèle d'affaires, qui exigera d'abord qu'ils laissent leurs attentes d'affaires, ce que j'appelle les souvenirs du futur, au moment et à l'endroit où elles ont été formées, c'est-à-dire dans le passé. Nous sommes ici dans un nouveau paradigme, faire du neuf avec du neuf. Le quotidien du futur ne sera pas le quotidien du passé, autant par et pour sa production que par et pour sa consommation.

Plusieurs concepts d'affaires modernes peuvent contribuer à la croissance des affaires, de la chaîne logistique de production à la gestion de risques. Et, du côté du marketing, Vargo et Lusch ont récemment proposé une nouvelle logique: les consommateurs n'achètent que des services.

Oui, vous avez bien lu: TOUT EST SERVICE! Même si votre produit pèse 2 tonnes métriques! Et c'est dans cette logique de service que les entreprises de presse doivent s'engager, même si ce n'est pas évident pour un éditeur qui peut palper son journal et s'émerveiller d'être capable d'en imprimer 80 000 copies à l'heure! Les presses ne servent à rien si La Presse ne rend pas service. Et un ingrédient magique de ce service est la cocréation de valeur, en créant davantage de relations avec le lectorat, lequel est tout de même l'ingrédient valorisé par les annonceurs. L'éditeur moderne est donc un intégrateur de services; il valorise les ressources de services pour en faire un service à ressources.

Et cette logique vaut également pour le camelot moderne!

L'auteur, Normand Turgeon, Ph.D., est professeur au service de l'enseignement du marketing à HEC Montréal.

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