«Dégueulasses» et «méchants» les frais d'accès aux réseaux sans fil? Oui, si l'on se fie aux Koodo, Virgin Mobile et autres fournisseurs à rabais du Canada. Pourtant, Bell, Telus et Rogers, les sociétés mères de ces diverses filiales à bas prix, continuent elles-mêmes de facturer entre 7,45$ et 9,70$ chaque mois à leurs millions de clients. Et présentent ces surcharges comme tout à fait légitimes. Autopsie d'un marketing à deux vitesses.

Le site web de Virgin Mobile Canada ne laisse planer aucun doute. Les clients de ce fournisseur sans-fil n'auront pas d'extra à payer, mis à part le prix de leur forfait sans-fil. «Rien à craindre: dites adieu aux méchants frais d'accès au système et aux frais de 911», peut-on lire sur un fond rouge éclatant.

Les millions d'abonnés de Bell Mobilité, à l'opposé, n'ont pas le choix d'allonger 9,70$ tous les mois pour couvrir les frais d'accès au réseau et de 911. Des surcharges présentées comme tout à fait légitimes par l'entreprise... qui est aussi propriétaire à 100% de Virgin Mobile.

Telus va encore plus loin dans cette stratégie marketing à deux vitesses. Sa filiale à bas prix Koodo a fait un gros tapage l'automne dernier en qualifiant les frais excédentaires de «dégueulasses» et «sordides» dans des publicités. Tout cela pendant que sa société mère continuait - et continue toujours - à exiger 7,70$ par mois à ses clients pour l'accès au réseau sans fil et au service 911.

Ce double discours enrage au plus haut point Charles Tanguay, porte-parole de l'Union des consommateurs. «Quelle arrogance et quel mépris de la part de cette industrie! Je pense qu'on crée beaucoup d'écrans de fumée pour délibérément entretenir la confusion.»

La question du marketing à deux vitesses est très délicate dans le secteur multimilliardaire du sans-fil. Aucun dirigeant de Bell, Telus et Rogers - qui détiennent ensemble la quasi-totalité du marché canadien - n'a accepté de s'entretenir avec La Presse Affaires à ce sujet. Pas plus que le président de l'Association canadienne des télécommunications sans-fil, le regroupement des principaux acteurs de l'industrie.

Les experts, pour leur part, sont partagés. La plupart indiquent qu'il est tout à fait normal qu'une entreprise, quelle qu'elle soit, cherche à différencier ses marques avec des stratégies marketing distinctes. Mais de là à dénoncer ouvertement des frais qu'elle collecte de l'autre main, il y a un pas énorme.

«De dépeindre votre truc comme dégoûtant d'un côté, et comme étant une bonne chose de l'autre, c'est contradictoire», dit Brahm Eiley, président du Convergence Consulting Group, une firme torontoise spécialisée en télécoms.

Ignorance des consommateurs

Selon David Soberman, professeur à l'École de gestion Rotman de l'Université de Toronto, les trois géants profitent du fait que la majorité des consommateurs ignorent les liens de parenté qui existent avec leurs filiales à rabais. «On pense toujours que les gens sont beaucoup plus au courant des informations qu'ils ne le sont en réalité. Il y aura toujours 10% ou 15% de la population qui est au courant, mais la vaste majorité ne le sait pas.»

Les géants profitent non seulement de cette méconnaissance du grand public, mais ils font tout pour l'accentuer, avance pour sa part Troy Crandall, analyste en télécoms chez MacDougall, MacDougall&MacTier à Montréal.

«Ils essaient de présenter leurs marques à rabais comme des entreprises distinctes, et c'est là toute l'idée, dit-il. Une bonne partie des consommateurs ne réalise pas que Koodo appartient à Telus, et c'est exactement ce que Telus veut! Cela leur permet d'offrir des prix différents, de faire leur marketing différemment, ce qui leur ouvre un autre segment.»

Les fournisseurs d'entrée de gamme - Koodo, Virgin, Solo et Fido - visent avant tout les consommateurs au budget restreint, qui utilisent leurs téléphones pour parler et envoyer des textos. Bell Mobilité, Telus et Rogers offrent des appareils plus sophistiqués, comme le BlackBerry et le iPhone, et misent davantage sur le transfert de données.

Selon Jean-François Ouellet, professeur agrégé à HEC Montréal, cette distinction nette constitue une «excellente stratégie» des trois géants. «En marketing, à partir du moment où vous déterminez le segment de clientèle auquel vous voulez vous attaquer, la meilleure chose à faire est de vous trouver un positionnement extrêmement différencié. La quintessence de ça, c'est quand vous créez des marques différentes.»

Quant au fait de vouloir masquer les liens de parenté entre les diverses filiales, il n'y a rien là d'anormal, d'après M. Ouellet. «Bell ne veut pas que les clients sachent que Solo et Virgin, c'est la même chose, de la même façon que Volkswagen ne veut pas vous sachiez qu'Audi, c'est aussi Volkswagen.»

Vache à lait

Qu'on les trouve «sordides» ou pas, les frais d'accès au réseau n'en ont plus pour bien longtemps, estiment plusieurs experts de l'industrie. La plupart des fournisseurs à bas prix ont déjà cessé de les facturer, et les nouveaux acteurs qui arriveront d'ici quelques mois, comme Public Mobile et Globalive, promettent de ne pas en facturer. Rogers abolira de plus ces frais impopulaires la semaine prochaine pour ses nouveaux clients, lequel sera remplacé par une surcharge d'environ 3$ et une hausse de 5$ du prix de ses forfaits.

La pression des investisseurs est toutefois forte pour conserver ces frais d'accès au réseau le plus longtemps possible. Pourquoi? Comme cette surcharge est comptabilisée en entier dans la colonne des revenus - car elle ne représente en aucun cas une taxe gouvernementale -, elle constitue une véritable mine d'or pour les sociétés de téléphonie, souligne l'analyste Troy Crandall.

Prenons le cas de Bell Canada. L'entreprise compte près de 4,9 millions clients sans-fil avec contrat, les autres ayant un service prépayé. Si, à titre d'exemple, 3 millions d'entre eux paient les frais d'accès mensuels de 9,70$ de la marque principale Bell Mobilité (on ignore combien souscrivent à ses filiales Virgin et Solo), cela représenterait 29,1 millions de dollars en revenus tous les mois pour le conglomérat. Presque 90 millions par trimestre!

«Il y a une pression des investisseurs sur Bell, Rogers et Telus pour qu'ils fassent grimper le produit mensuel moyen par unité (PMU), explique Troy Crandall. C'est une donnée critique, et les frais d'accès au système font partie de ce PMU. Si on les abolit, cela va créer une pression à la baisse sur le PMU.»

Le revenu moyen tiré de chaque client est déjà en déclin depuis plusieurs trimestres chez les trois grands en raison de la concurrence grandissante, rappelle M. Crandall. Et la baisse s'accentuera avec l'arrivée prochaine de nouveaux concurrents agressifs, prévoient les analystes.

Bell compte «jeter un coup d'oeil» sur ses frais d'accès afin de s'assurer de demeurer concurrentielle dans le marché, a indiqué la semaine dernière la porte-parole de l'entreprise Claire Fiset, la seule qui a accepté de nous parler brièvement à ce sujet.