Tous les printemps, Louise Champoux-Paillé, administratrice du Mouvement d'éducation et de défense des actionnaires, part en pèlerinage aux assemblées annuelles des grandes entreprises du pays, sa valise et ses documents sous le bras. Voilà trois ans que le MEDAC réclame, au nom des petits investisseurs, une voix au chapitre de la rémunération des grands patrons.

Les propositions du MEDAC ont toujours mordu la poussière, tout comme celles de Meritas, un gestionnaire de fonds communs de l'Ontario. Jusqu'à cette année, où le vent a tourné.

 

Depuis le début de 2009, 11 entreprises -dont toutes les grandes banques- ont promis de tenir un vote consultatif sur les émoluments de leurs dirigeants. Et BCE se joindra vraisemblablement à elles, puisque son conseil d'administration recommande à ses actionnaires d'approuver pareil vote à son assemblée, jeudi.

«C'est l'une des plus grandes victoires que nous ayons arrachées, dit Louise Champoux-Paillé, ex-directrice du Bureau des services financiers du Québec. C'est la participation actionnariale qui prend son envol.»

Les salaires pharaoniques ne datent pas d'hier. Mais depuis quelques mois, la moutarde monte au nez des petits investisseurs. Alors qu'ils ont vu leurs portefeuilles fondre à vue d'oeil, ils constatent que certains PDG sont relativement épargnés par la tourmente financière. Pour ces dirigeants, l'ascenseur de la rémunération semble toujours monter plus vite qu'il ne redescend.

Les primes de rétention versées aux dirigeants de la filiale délinquante de l'assureur AIG ont scandalisé les États-Unis. Mais le Canada n'est pas en reste.

Gonflées par des primes de départ ou des «primes de reconnaissance pour services exemplaires», les rémunérations des PDG démissionnaires choquent (voir encadré). Il en va de même des années de service au régime de retraite qui se multiplient plus rapidement que les rides au visage des grands patrons...

Ce sont ces exagérations qui font sauter le couvercle de la marmite. Voilà pourquoi des actionnaires réclament le droit de dire non, c'est assez.

Leaders craintifs

Cela ne coûte rien à l'entreprise, contrairement aux salaires, aux primes qu'elle offre à ses dirigeants! Mais cela suscite de grandes craintes chez certains leaders économiques.

Crainte de voir des actionnaires ignorants des réalités d'affaires dicter la conduite de l'entreprise. Crainte de gaspiller du temps à gagner l'adhésion des actionnaires. Crainte d'avoir l'air fou si les investisseurs expriment malgré tout leur mécontentement.

Au Royaume-Uni, les entreprises en Bourse n'ont plus le choix. Depuis 2003, elles doivent soumettre la rémunération de leurs plus hauts salariés à leurs actionnaires. Les Australiens ont emboîté le pas aux Britanniques avec une loi sur le say on pay entrée en vigueur en 2005.

Plus près, les États-Unis sont sur le point d'obliger les entreprises à tenir un vote consultatif sur la rémunération, une promesse électorale de Barack Obama. Cette exigence se trouvera dans le projet de loi sur la bonne gouvernance que déposera bientôt le sénateur Charles Schumer, a révélé le Wall Street Journal samedi dernier.

Mais déjà, les institutions financières que le gouvernement a renflouées grâce au programme TARP doivent soumettre leur rémunération à un vote consultatif. Près de 250 entreprises seront touchées dès cette année, estime Carol Bowie, chef de l'Institut de Gouvernance de RiskMetrics, une firme de consultation de New York.

Pas de consensus

Pendant ce temps, le Canada reste en marge du débat qui fait aussi rage en Allemagne et en Suisse. L'occasion s'est pourtant présentée en décembre, alors que les 13 autorités en valeurs mobilières du pays (ACVM) ont accouché d'une réforme des règles de gouvernance, encore en consultation.

L'un de ses principes directeurs, c'est que les entreprises doivent «entretenir un dialogue avec les actionnaires». Mais les entreprises peuvent le faire à leur façon, explique Louis Morisset, surintendant aux marchés des valeurs de l'Autorité des marchés financiers du Québec.

«Nous n'avons pas réussi à avoir de consensus (entre les autorités), dit-il. À la lumière de ce qui s'est fait dans le monde, certains prétendent que le temps passé à préparer le vote -une diversion- devrait être mis sur la gestion.»

Même Teachers' s'oppose au say on pay. Pourtant, la caisse de retraite des enseignants de l'Ontario intervient auprès des conseils d'administration lorsqu'elle considère que la rémunération dépasse les bornes, comme elle l'a récemment fait à la Bourse de Montréal. «Nous croyons que la rémunération est mieux conçue et gérée par les conseils d'administration qui sont, après tout, les représentants élus des actionnaires», a récemment expliqué son chef de la direction, Jim Leech, à un quotidien torontois.

Louis Morisset reconnaît toutefois que le Canada peut difficilement être insensible à ce qui se passe aux États-Unis. «On va assurément en rediscuter», dit-il.

Cet intérêt est beaucoup trop timide aux yeux de Laura O'Neill, directrice, droit et politique, du Shareholders Association for Research&Education (SHARE), un organisme de Vancouver. «Le régulateur devrait s'impliquer maintenant, plutôt que de nous forcer à mener des batailles, entreprise par entreprise», dit-elle.

Il n'y a qu'une poignée d'entreprises «plus responsables» qui aient accepté de tenir des votes, et celles-ci se concentrent dans le secteur bancaire. Ainsi, les moyens à la disposition des actionnaires, pour inciter les entreprises à se départir de politiques de rémunération excessives, sont très inégaux, déplore Laura O'Neill.

Autre problème: faute de réglementation, les entreprises peuvent faire voter leurs actionnaires sur n'importe quoi. Ainsi, même les défenseurs des petits investisseurs ne s'entendent pas!

SHARE aimerait que les actionnaires puissent s'exprimer sur la rémunération qui a été versée aux hauts dirigeants l'année précédente, telle que détaillée dans la circulation de procuration. C'est ce qui se fait au Royaume-Uni.

Le MEDAC a abandonné l'idée d'exiger un vote contraignant; c'est le cas au Danemark, où les actionnaires dictent la partie variable de la rémunération. En revanche, il tient mordicus à ce que les actionnaires se prononcent sur la politique de rémunération avant que celle-ci soit mise en oeuvre, soit avant que le salaire et les options ne soient versés.

La Banque Nationale du Canada, qui s'est engagée à tenir un vote consultatif l'an prochain, n'a pas encore déterminé de quelle façon elle sondera ses actionnaires. «On a des discussions à l'interne, mais les modalités restent à préciser», explique son porte-parole Denis Dubé.

Pour ou contre. Lorsque les actionnaires auront enfin un mot à dire, leur réponse sera d'une simplicité manichéenne. Mais le débat que soulève le vote sur la rémunération est tout sauf simple.