«Le poolish est meilleur. J'en ai mangé ce matin et il était encore frais.»

«Le poolish est meilleur. J'en ai mangé ce matin et il était encore frais.»

Liliane Colpron donne son verdict à son adjointe avant d'entrer dans son bureau. L'entreprise hésitait entre deux variétés de pain, que la grande patronne des boulangeries Première Moisson a goûtées, évidemment.

Liliane Colpron donne encore son avis sur ce qui se retrouvera ou non dans ses magasins. Car si elle aime peu parler de son âge, à l'inverse, parler pain lui plaît beaucoup.

Elle décrit avec précision les grains de céréales et leur goût. Elle préfère une mie à texture plus alvéolée et une croûte plus craquante, comme dans le «vrai» pain français. Elle donne ses conseils techniques de boulangerie, mélange de précision et d'instinct.

À la recherche du blé français

Ainsi, lorsque est venu le temps de tester le nouveau blé pour le pain certifié Agrinature, elle a goûté une quantité incalculable de pain.

Elle voulait retrouver un goût du terroir, rare au Québec. «En France, ils savent aller chercher des saveurs très riches dans le pain», estime Liliane Colpron.

C'est d'ailleurs lors d'un voyage en France qu'elle a goûté une variété de blé qu'elle ne connaissait pas.

«Je me suis demandé si on pouvait arriver à cultiver un blé de cette qualité ici», dit-elle.

À son retour de vacances, elle est partie à la recherche du blé français. C'est ce qui a, ultimement, mené à la naissance d'Agrinature, un nouveau sceau qui garantira que le pain de Première Moisson contient du blé québécois cultivé sans pesticides ni engrais chimiques.

Le pain n'est pas «officiellement» biologique, ce qui permet à des agriculteurs qui n'ont pas la certification de fournir du blé et à la boulangerie de payer moins cher que pour des céréales certifiées biologiques.

Pour les agriculteurs qui veulent passer au bio, c'est le meilleur des deux mondes. Se convertir au bio prend trois ans.

Durant cette période, les coûts de production augmentent, mais pas les revenus. Avec un contrat comme celui de Première Moisson, les producteurs sont certains de vendre leur récolte, à un prix un peu plus élevé que celui du marché.

En boutique, le client ne paie pas plus cher pour sa miche. Le prix est comparable à celui d'autres pains de cette catégorie.

S'il y a augmentation, elle est plutôt due au prix du boisseau de blé, qui a énormément augmenté depuis quelques mois, gracieuseté des politiques américaines qui misent sur l'accroissement de la production d'éthanol. Qui dit plus d'éthanol dit plus de maïs, donc moins de blé.

«Nous nous retrouvons face à une pénurie mondiale de blé, explique Liliane Colpron. La demande est plus forte que l'offre. Tous les jours, le prix du boisseau augmente.»

Elle qui croyait que l'effet serait passager se résigne maintenant à voir augmenter le prix des aliments, dont celui du pain.

Au-delà du prix, la multiplication des champs de maïs est une menace pour la biodiversité qui la dérange énormément.

«On a quand même réussi à convaincre 85 producteurs de faire jusqu'à 10 acres de blé sans intrant, ici, dit-elle. C'est un bon signe.»

Ces cultivateurs qui travaillent pour le réseau Agrifusion sont répartis dans tout le Québec, ce qui protège l'entreprise en cas de crise climatique dans une région. La boulangerie s'engage à acheter toute leur récolte.

La bosse des affaires

La farine est faite dans une nouvelle entreprise, Les Moulins de Soula nge, à Saint-Polycarpe, copropriété de Première Moisson et de la Meunerie Milanaise, une entreprise spécialisée en produits bio.

«Nous utilisons un petit moulin de fabrication italienne qui ne chauffe pas le blé, précise Liliane Colpron. Donc, le goût reste intact. Les farines des moulins industriels n'ont pas cette qualité. Tout est mis ensemble, on ne sait même pas d'où elles viennent.»

Ce désir du bon, Liliane Colpron l'a acquis après avoir fait quelques compromis dans ses boulangeries précédentes. C'est par nécessité qu'elle s'est initiée au métier de boulangère, début trentaine, alors qu'elle s'est retrouvée divorcée avec trois enfants.

«Il fallait que je gagne ma vie, raconte Liliane Colpron. J'ai fait du pain et des croissants la nuit.»

En plus d'un goût pour le pain, elle se découvre dans cette période un intérêt pour les affaires.

«Il a bien fallu que j'apprenne à diriger ça, raconte-t-elle. J'ai appris le management et l'administration. J'ai tellement aimé ça. Je me suis rendue compte que j'avais la bosse des affaires.»

Elle passe aujourd'hui la main à ses enfants. Première Moisson a été fondé en 1992. Les bureaux sont situés à Vaudreuil-Dorion, au-dessus d'une des boulangeries. Bernard, Josée et Stéphane Fiset, les trois enfants de Liliane Colpron, y sont aussi.

Ils sont vice-présidents et détiennent chacun 25% de la compagnie. L'autre quart est entre les mains de leur mère. Liliane Colpron s'est gardé «le bureau du coin», qui impose le respect et dans lequel, on l'imagine bien, on ne discute pas que de farine.

La recette du succès

En deux ans, le chiffre d'affaires de Première Moisson est passé de 50 à 75 millions de dollars. Mais la croissance n'est pas venue d'où on l'attendait.

En 2005, les boulangeries québécoises ont cru tenir la clé de leur développement en lançant des versions «express», des commerces à stock réduit pour les marchés plus petits. Mauvais calcul.

Les franchisés n'arrivaient pas à être rentables. Deux de ces petits comptoirs de boulangerie ont survécu. Un se trouve à Mont-Royal, il complète un restaurant. L'autre est à Brossard, près d'un autre commerce.

La croissance de Première Moisson, et l'accès aux petits marchés, est passé par une autre voie: les pains congelés.

Deux des 15 boulangeries fournissent du pain frais à des commerces de leur région immédiate supermarchés, restaurants, hôtels.

Quant aux pains haut de gamme Première Moisson qui se sont multipliés dans les grandes surfaces, ils sont précuits à 85% et surgelés. Les commerçants n'ont qu'à les passer au four quelques minutes.

Pas besoin d'avoir des talents de boulanger et ça sent le pain frais dans le magasin. Ne reste qu'à les mettre dans les sacs Première Moisson pour maintenir et diffuser l'image de marque.

On trouve le pain Première Moisson jusque dans le marché torontois depuis quelques mois grâce au réseau de distribution A&P.

Le groupe a toujours le marché ontarien dans sa mire, pour ouvrir de nouvelles boulangeries. Mais Liliane Colpron n'est pas pressée.

«Nous sommes très prudents», dit-elle. La prochaine boulangerie, la 16e, ouvrira ses portes à Laval au début de l'année prochaine.

Malgré cette expansion continuelle, Liliane Colpron jure qu'elle quitte encore le bureau au milieu de l'après-midi le vendredi. Elle laisse souvent la ville pour sa maison de campagne de Sainte-Adèle.

Elle cuisine, reçoit des amis, parfois ses petits-enfants, elle qui est grand-mère sept fois. Comme à ses enfants, elle leur transmettra certainement quelques techniques pour faire du bon pain.

Un art pas si compliqué, dit-elle: «Avez-vous déjà essayé le pain nan? C'est impossible à rater.»