La ronde des évaluations annuelles est en cours dans plusieurs organisations. Plusieurs travailleurs, particulièrement des syndiqués, échappent à cette pratique. Affaire de convention, de gestion ou de culture d'entreprise? Un peu de tout ça, estiment des experts.

La ronde des évaluations annuelles est en cours dans plusieurs organisations. Plusieurs travailleurs, particulièrement des syndiqués, échappent à cette pratique. Affaire de convention, de gestion ou de culture d'entreprise? Un peu de tout ça, estiment des experts.

Suzanne F. (nom fictif), une professionnelle dans la trentaine, apprenait récemment avec un mélange d'étonnement et d'envie que dans plusieurs entreprises, les cadres et les employés sont évalués formellement chaque année.

«Ils doivent identifier les points forts et faibles ainsi que les belles réalisations de leurs collègues. Le tout est remis à leur supérieur qui en fait un résumé et qui enlève les noms. Cet exercice leur permet de savoir ce qu'ils font bien et moins bien et de repartir du bon pied», écrit-elle dans un courriel à La Presse Affaires.

«Pourriez-vous faire une chronique sur cette pratique? Ça donnerait peut-être des idées aux patrons des entreprises comme la mienne où elle est inexistante», demandait-elle.

Bien que les grandeurs et misères de l'évaluation aient souvent été abordées dans cette chronique, le message de Suzanne venait rappeler que les «bulletins du travail» ne sont pas généralisés.

«Chez nous, les bons coups sont parfois soulignés par les collègues. Quand mes supérieurs réagissent, c'est souvent parce qu'ils sont insatisfaits d'une de mes réalisations. Pour le reste, je dois conclure que quand je n'ai pas de nouvelles, c'est une bonne nouvelle», a-t-elle expliqué lors d'un entretien téléphonique.

Suzanne n'est pas pour autant inquiète de son avenir. Elle est syndiquée et elle a obtenu sa permanence il y a plus de cinq ans.

«J'aimerais quand même que quelqu'un me dise ce que je dois améliorer. Je n'ai aucun repère actuellement pour le savoir», déplore-t-elle.

Son statut de syndiquée peut-il expliquer cette situation? Pas totalement, affirment des experts du travail.

Pourquoi évaluer?

«Dans les entreprises syndiquées, il n'y a pratiquement pas d'évaluation du rendement puisque cette forme de rétroaction sert généralement à déterminer la rémunération. Comme celle-ci est fixée par une convention, l'absence d'évaluation du rendement se transforme souvent en absence d'évaluation tout court et même de rétroaction au quotidien», indique Stéphane Brutus, professeur à l'École de gestion John-Molson de l'Université Concordia.

Or, l'évaluation sert d'autres fins, notamment le développement professionnel ou, plus généralement, la reconnaissance du travail accompli.

Dans ces cas, elle suppose de clarifier les objectifs de chacun, les mandats et les critères de réussite.

Selon Stéphane Brutus, certains patrons aiment bien, pour se laisser les coudées franches lors de l'attribution de postes ou de promotions, maintenir une certaine ambiguïté sur leurs attentes.

«Les employés parviennent toujours à les décoder, mais ce style de gestion amène des biais, des injustices et des décisions aléatoires», déplore-t-il.

M. Brutus note cependant que dans la majorité des cas, les réserves ou le rejet de l'évaluation par les gestionnaires n'est pas aussi machiavélique: ils n'aiment pas évaluer leurs troupes.

«Cette tâche exige du temps, de la préparation et une certaine habileté à formuler des critiques ou à gérer des conflits. Dans nos recherches à Concordia, nous avons aussi découvert que les gens avaient tout autant de mal à donner directement du feed-back positif», ajoute-t-il.

Michel Grant, professeur associé à l'Université du Québec, confirme.

«L'absence d'évaluation individuelle a d'abord pour cause le malaise de plusieurs gestionnaires, sinon leur incapacité à faire le point avec leurs subordonnés. C'est une des interventions qu'ils haïssent le plus, avec les mesures disciplinaires», précise-t-il.

«Un cas comme celui de Suzanne est davantage l'exemple d'un problème de gestion que de convention», analyse-t-il.

Un sens au travail

Denis Morin, professeur en ressources humaines à l'UQAM, nuance.

«On trouve malheureusement souvent une conception très limitée de la gestion du rendement en milieu syndiqué, dans la mesure où on l'associe beaucoup trop à la rémunération. Les gens ont besoin de donner un sens à leur travail. L'évaluation individuelle n'est pas forcément le passage obligé pour y parvenir, mais c'est certainement un très bon outil», dit-il.

«Tout employé, syndiqué ou non, veut s'engager et savoir que son travail apporte une contribution à son organisation. C'est un des grands rôles que devrait jouer l'évaluation. Mais plus largement, c'est une culture généralisée de la rétroaction qu'il faut instaurer dans les entreprises», avance M. Morin.

Selon le professeur en ressources humaines, aucun gestionnaire ne devrait penser que la syndicalisation fait disparaître le besoin des travailleurs de se faire dire et rappeler ce «qu'on attend d'eux», «qu'ils sont bons» ou «qu'ils pourraient faire ceci ou cela mieux».