Nous commençons la publication d'extraits d'entrevues réalisées par Thierry Pauchant, professeur titulaire de la Chaire de management éthique, à HEC Montréal, sur les éthiques au travail. La rédaction est de Laurent Fontaine. Cette série se poursuivra le lundi à partir de la semaine prochaine.

Nous commençons la publication d'extraits d'entrevues réalisées par Thierry Pauchant, professeur titulaire de la Chaire de management éthique, à HEC Montréal, sur les éthiques au travail. La rédaction est de Laurent Fontaine. Cette série se poursuivra le lundi à partir de la semaine prochaine.

Ce sont les employés qui donnent sens à une organisation, croit Robert Dutton, président et chef de la direction de Rona, qui est à la tête de l'entreprise depuis 12 ans et au service du regroupement de marchands indépendants en quincaillerie depuis 29 ans. Mais comment unir 25 000 employés autour d'un projet d'entreprise et des valeurs qui le soutiennent?

Quelles sont vos valeurs personnelles en matière d'éthique?

Les mêmes que celles de Rona: le service, la solidarité, le respect de la dignité de la personne humaine, la recherche du bien commun et le sens des responsabilités. Il n'y a pas de distinction entre mes valeurs de chef d'entreprise et celles de ma vie personnelle. L'éthique ne se négocie pas selon la sphère où l'on se trouve.

Comment en êtes-vous arrivé à cette conviction?

Au début de ma carrière, j'ai compris que l'argent, le pouvoir ou la reconnaissance ne pouvaient être le sens de ma vie. Vers 40 ans, j'ai pris six mois pour réfléchir davantage sur cette question. Ce temps de recul m'a convaincu qu'on ne peut devenir une grande entreprise sans avoir des valeurs. C'est évident que l'efficacité est la raison d'être d'une l'entreprise. Mais ce qui va donner du sens à l'organisation, c'est d'avoir ensemble un projet plus grand que les ambitions personnelles des dirigeants ou du plan d'affaires. Il faut respecter les employés, les laisser exprimer ce qu'ils ont de meilleur.

Comment faites-vous pour partager cette vision plus large de l'entreprise?

La communication des valeurs n'est pas en périphérie mais au coeur du travail d'un dirigeant. C'est mon rôle de m'assurer que les gens avec qui je travaille connaissent nos valeurs. Cette année, j'ai rencontré 6000 de nos 25 000 employés. Je leur dis comment, à mon sens, cela peut se traduire au travail.

Par exemple?

Prenez le bien commun, une de nos cinq valeurs. Comment la concrétiser? Par le partage de la richesse. Si 100 % de notre chiffre d'affaires est fait au Canada, le premier succès de l'organisation est de donner du travail aux Canadiens et aux Québécois- nous employons 25 000 personnes. Mais dans une entreprise publique, c'est tout un défi: on doit penser aux employés, à qui il faut offrir de justes conditions de travail, du respect, de la reconnaissance, mais aussi aux actionnaires. Il faut également bien traiter nos clients ainsi que la communauté où nous oeuvrons. Par exemple, nous avons créé la Fondation Rona, qui aide principalement des jeunes et des gens souffrant de maladies mentales.

Et vis-à-vis des fournisseurs?

Quatre vingt dix pour cent de nos achats sont effectués au pays, surtout au Québec. Il ne s'agit pas d'opter pour un nationalisme frileux mais d'exprimer de façon concrète nos valeurs. Je peux nommer des dizaines de villes dont la plus grosse entreprise, celle qui soutient le tissu économique de la région, a Rona comme client majeur.

Comment faites-vous pour rencontrer 6000 employés par an?

J'évite les cocktails! Je préfère consacrer mon temps aux gens avec qui je bâtis cette organisation. Je ressors nourri de ces échanges parce que les employés sont généreux. Et on y gagne: lorsque j'ai pris la direction de Rona, l'entreprise ne faisait pas de profits. Dès la première année, en écoutant leurs suggestions, nous avons dégagé un bénéfice de près de cinq millions de dollars.

Les employés de Rona ont aussi mon courriel. Je ne reçois que deux ou trois messages par semaine: les gens ne dérangent pas le président pour rien. Mais quand ils m'écrivent, je me dis que c'est sérieux. Ils méritent une réponse.

Quels outils de gestion utilisez-vous pour garder l'entreprise centrée sur sa vision éthique?

Rona s'est dotée d'une grille des valeurs, que nous utilisons dans toutes les sphères d'activité: le choix des fournisseurs ou des partenaires d'achats, le marketing, l'embauche et les rencontres de suivi avec le personnel, qui commencent toujours par un dialogue sur nos valeurs.

Cette grille nous a servis dans notre choix de soutenir l'équipe olympique et les Jeux de Vancouver. Nos athlètes ne reçoivent pas assez d'aide. Nous allons donc associer une centaine d'entre eux avec un magasin de leur région, pour soutenir des campagnes de financement et leur permettre de s'équiper et de s'entraîner. Et pour nos employés, c'est l'occasion de découvrir des personnes qui se dépassent.... Ce sont de bons modèles!

Nous organisons aussi depuis 16 ans des petits-déjeuners. Chaque semaine, nous échangeons avec une quinzaine d'employés sur un thème précis. Leurs suggestions doivent être testées et les résultats sont communiqués à tout le personnel. C'est un excellent outil de gestion à condition de ne pas l'utiliser seulement pour gérer une crise passagère.

Rona a fait de nombreuses acquisitions: en cinq ans, vous avez multiplié par six le nombre des employés. Comment leur transmettez-vous vos valeurs sans faire un exercice de moralisation?

Lors d'une acquisition, nous mettons toujours sur pied un groupe d'intégration pour faire travailler ensemble le personnel des deux entreprises. On dit à nos gens: vous allez regarder comment ils font. Et s'ils font mieux que nous, nous allons changer notre façon de faire. Nous avons l'humilité de dire: nous, ce qu'on veut, c'est la meilleure solution! Nos partenaires se sentent respectés.

Dans le processus d'intégration, nous organisons aussi des Journées de la culture. Il faut savoir que Rona n'a pas de service des ressources humaines mais un service qui s'appelle " Personne et Culture " parce que s'occuper de l'un, c'est prendre soin de l'autre. Lors de ces journées, nous expliquons d'où viennent nos valeurs. Par exemple, la solidarité vient du fait qu'à ses débuts (1939), Rona était une coopérative. Cette valeur s'est transformée à travers le temps, en développant un regroupement d'achats ou en encourageant des propriétaires indépendants à acquérir ensemble de grandes surfaces, tout en conservant dans notre réseau des magasins de tailles différentes.

Bien des fusions et des acquisitions échouent parce que les entreprises n'ont pas suffisamment fait attention au fait culturel...

En entreprise, il y a deux cultures: celle de la raison d'être (l'efficacité) et celle de la façon d'être (les valeurs). Une des entreprises que nous avons acquises ne faisait jamais de budget malgré sa taille- 800 millions de dollars par année! " Mais vous savez, me disait-on, on fait de notre mieux. " Chez Rona, le budget est un élément de gestion important, on n'y échappe pas.

Par contre, les bonifications de fin d'année de cette entreprise ne se traduisaient pas en argent mais en voyages, tous ensemble, avec les familles. On a vite senti que ces employés aimaient ce système particulier de gratification et nous l'avons conservé. Je pense que c'est gagnant.

Vous aimez dire qu'à l'origine le motautoritésignifie " celui qui fait grandir les personnes ". C'est ça, votre secret?

Une valeur a trois caractéristiques. Elle doit être simple, universelle et vérifiable: sa mise en oeuvre se traduit en comportements. Quand un employé me dit: " M. Dutton, vous m'avez fait accomplir des choses dont je me sentais incapable avant ", je me dis que j'ai réussi ma mission de chef d'entreprise.

Les entrevues sont à l'origine faites pour l'émissionÉthiques au travail, diffusée le jeudi soir, de 19 h 30 à 20 h 30, à Radio Ville-Marie.

© 2006 La Presse. Tous droits réservés.