L'industrie québécoise du vêtement va mal, très mal. Depuis sept ans, elle a perdu près de la moitié -47%- de ses emplois.

L'industrie québécoise du vêtement va mal, très mal. Depuis sept ans, elle a perdu près de la moitié -47%- de ses emplois.

Au total, 24 900 travailleurs ont été licenciés. Mais le gouvernement du Québec veut mettre fin à l'hémorragie -et sauver les 28 100 emplois restants.

Son nouveau plan de soutien de 82 millions de dollars a été bien accueilli mais il ne répond pas au problème le plus criant de l'industrie: la vigueur du dollar canadien.

Québec parviendra-t-il à sauver ce qui reste de l'industrie québécoise du vêtement, soit la production de vêtements haut de gamme?

Les vieux routiers de l'industrie sont moins optimistes que le gouvernement Charest. Portrait d'une industrie luttant pour sa survie.

Jack Kivenko n'est pas qu'un fabricant de jeans et de pantalons. Il est aussi devin à ses heures.

Pendant une vingtaine d'années, le propriétaire de Jack Spratt a agi comme conseiller du gouvernement fédéral dans les négociations sur le libre-échange.

«J'ai prévenu Ottawa que même si les entreprises n'allaient pas toutes fermer, beaucoup de gens perdraient leur emploi, se rappelle-t-il. Vous allez avoir des subventions, qu'on me disait. Je leur répondais qu'on ne voulait pas de subventions. On voulait seulement garder les emplois au Canada et le libre-échange allait rendre ça impossible.»

Tour à tour, les gouvernements Mulroney, Chrétien et Martin ne l'ont pas écouté. Aujourd'hui, l'industrie du vêtement est en crise. Comme le Québec représente 60% de l'industrie du vêtement au pays, son économie a été particulièrement touchée.

Au Québec, le nombre d'emplois dans l'industrie du vêtement est passé de 53 000 à 28 100 entre 2000 et 2006, selon Statistique Canada. L'effet s'est aussi fait sentir dans les colonnes de chiffres des entreprises québécoises, qui ont vu leurs ventes diminuer de 37% entre 2003 et 2006, passant de 407 à 257 millions de dollars.

Jack Kivenko ne garde pas rancune au gouvernement fédéral d'avoir signé l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) malgré ses avertissements. Après tout, l'ALENA a ouvert les portes du marché américain aux entreprises canadiennes de vêtements.

Sauf qu'à son avis, Ottawa s'est fait avoir depuis la fin de l'accord multifibres en 2005, qui a aboli les frontières commerciales sur la scène internationale dans le secteur du vêtement.

«Avant, nous avions au moins la protection de l'ALENA, dit Jack Kivenko. Mais depuis que les Américains ont ouvert leurs frontières aux autres pays, c'est devenu impossible pour le Canada d'être concurrentiel. En même temps, je ne peux pas vraiment blâmer les pays plus pauvres de vouloir en profiter.»

Selon l'économiste Christopher Ragan, le cauchemar que vit l'industrie du vêtement était prévisible.

«C'est l'exemple parfait que le Canada ne peut produire à moindre coût que la Chine ou l'Afrique, dit le professeur d'économie à l'Université McGill. Le libre-échange n'a pas été une bonne chose pour les travailleurs de l'industrie du vêtement, mais tout est relatif. Un nombre relativement faible de gens bénéficieraient des anciennes règles dans l'industrie du vêtement. Maintenant, tous les consommateurs peuvent bénéficier du libre-échange en achetant des vêtements à bas prix.»

Presque plus de vêtements bas de gamme

Véritable fleuron de l'industrie du vêtement au Québec, Gildan symbolise bien la nouvelle réalité du vêtement bas de gamme.

Fondée en 1984 à Montréal, l'entreprise ne produit plus de t-shirts au Canada depuis le mois d'août dernier. Ses usines sont maintenant situées en Amérique centrale, dans les Caraïbes et aux États-Unis.

«Ce serait surprenant que nous recommencerions à produire des t-shirts au Québec, dit Geneviève Gosselin, directrice générale des communications de Gildan. Nous produisons des t-shirts sans valeur ajoutée qui sont vendus en grande quantité à des distributeurs. Dans ce contexte-là, nous devons faire des t-shirts de bonne qualité au meilleur coût possible. C'est impossible de le faire au Québec en raison de la concurrence de l'Asie.»

Jeans Warwick se spécialise aussi dans les vêtements bas de gamme -même si son président, Léo-Karl Fishelin, parle plutôt de «jeans de moyenne gamme à bas prix».

Environ 25% de la production de l'entreprise a encore lieu à l'usine de Warwick, dans le Centre-du-Québec. Mais Léo-Karl Fishelin ne cache pas que ses usines en Chine, qui sont responsables du reste de sa production, ont sauvé son entreprise.

«Nous serions fermés depuis deux ans si nous n'étions pas allés en Chine, dit-il. L'importation nous a permis de survivre.»

L'entreprise employait 55 travailleurs à l'usine de Warwick quand elle fonctionnait à plein régime il y a quelques années.

Elle fonctionne maintenant à la moitié de sa capacité. Une quinzaine d'employés ont fait les frais de ce ralentissement, mais le pire pourrait être à venir.

«J'ai l'espoir de continuer à fabriquer à Warwick, mais je ne suis pas sûr, dit Léo-Karl Fishelin. Ça fait deux fois qu'on songe à fermer l'usine, qui n'est plus rentable. Elle nous sert plus pour les urgences et les retards qu'autre chose. L'usine est davantage devenue une compagnie d'assurance qu'une entreprise de jeans rentable.»

Vêtement Québec, une association de fabricants de vêtements, met en garde ses 200 membres: vaut mieux résister à l'envie de déménager toute la production à l'étranger et se garder une solution de rechange -ou une compagnie d'assurance, comme dirait Léo-Karl Fishelin- au Québec.

«Les entreprises doivent avoir une usine au Québec pour répondre aux commandes urgentes, dit la directrice générale, Agar Grinberg. Mais elles doivent garder un seuil minimum de production ici, sinon elles ne pourront plus repartir. Si nous ne gardons pas entre 15 000 et 20 000 emplois, nous aurons de graves problèmes.»

Montréal au troisième rang en Amérique du Nord

Malgré ses difficultés, Montréal est toujours la capitale du vêtement du Canada. La métropole québécoise se classe au troisième rang en Amérique du Nord, derrière Los Angeles et New York.

Si Montréal peut encore pavoiser devant la plupart de ses rivales nord-américaines, c'est que ses fabricants de vêtements haut de gamme ont été épargnés par la crise qui secoue l'industrie depuis l'intensification du libre-échange.

Le fabricant de lingerie Arianne continue de fabriquer tous ses soutiens-gorge et ses prêts-à-porter -98% de sa production, pour être exact- à Montréal.

«Nous misons sur la valeur de nos tissus, dit le propriétaire, Normand Rossi. Nous vendons surtout dans les magasins haut de gamme aux États-Unis (Nordstrom, Lord and Taylor), qui peuvent se permettre de payer plus cher.»

Le succès d'Arianne et de ses 110 employés ne convainc pas le milieu syndical, qui demeure pessimiste par rapport à l'avenir des 28 100 travailleurs du vêtement au Québec.

«Ce n'est qu'une question de temps avant que les Chinois ne trouvent une méthode pour fabriquer des produits haut de gamme à faible coût. Ça va simplement prendre un peu plus de temps parce que c'est du haut de gamme», dit Thao Dao, directrice des communications du Conseil du Québec, un syndicat qui représente environ 5000 travailleurs du vêtement.

Jack Kivenko, le même homme d'affaires qui a sonné l'alarme au sujet du libre-échange pendant 20 ans dans les coulisses du pouvoir à Ottawa, n'est pas des plus optimistes lui non plus.

«Quand je suis sorti de l'université, mon père m'a dit: promène-toi dans l'usine et dis-moi s'il y a un emploi qui t'intéresse, raconte-t-il. Je travaille au sein de l'entreprise familiale de vêtements depuis 44 ans. J'ai quatre enfants et je ne leur ai même pas proposé d'emploi à la fin de leurs études. Ils travaillent tous dans d'autres domaines que le vêtement. Je crois qu'il en est mieux ainsi pour eux.»

Cette fois-ci, le devin du vêtement espère vraiment se tromper.