Ce n'est pas un hasard si Ottawa vient de recruter Clément Gignac à titre de conseiller spécial du sous-ministre des Finances. Depuis plus de deux ans, l'économiste en chef de la Banque Nationale dénonce les pratiques bancaires malsaines et prédit la chute des Bourses. Le stratège qui a vu venir la crise, poussera bientôt à la roue pour relancer la machine...

Ce n'est pas un hasard si Ottawa vient de recruter Clément Gignac à titre de conseiller spécial du sous-ministre des Finances. Depuis plus de deux ans, l'économiste en chef de la Banque Nationale dénonce les pratiques bancaires malsaines et prédit la chute des Bourses. Le stratège qui a vu venir la crise, poussera bientôt à la roue pour relancer la machine...

En se baladant dans les rues de Las Vegas il y a un an, Clément Gignac ne pouvait s'empêcher de tracer un parallèle avec les années 30. La folie des hôtels de luxe, la richesse effrénée: tout cela ne pouvait durer.

Au moment où les casinos annoncent des milliers de mises à pied, l'économiste en chef de la Banque Nationale réalise qu'il a malheureusement eu raison. Ce n'est pas la première fois. Depuis deux ans et demi, M. Gignac était l'un des stratèges les plus pessimistes au Canada.

Il y a deux ans, il était l'un des rares à se méfier des titres bancaires. Au début de 2008, il était l'un des seuls stratèges à prévoir un repli boursier. Et cet été, il prédisait l'effondrement du baril de pétrole de 147$US à 75$US, alors que les optimistes relevaient leur cible à 200$US.

«Ça faisait au moins deux ans et demi que j'éprouvais beaucoup d'inquiétudes à cause des mauvaises pratiques bancaires dans le monde entier», confie M. Gignac.

Son ton négatif n'a pas été toujours populaire. Pendant que le marché continuait son escalade, son téléphone sonnait moins. «J'ai eu plus de temps de lecture», avoue M. Gignac qui en a profité pour se documenter sur la crise des années 30. Et c'est un peu pour cette raison qu'il a reçu un coup de fil d'Ottawa. Aussi pour ses 25 ans d'expérience dans l'industrie, dont 20 ans à la Banque Nationale.

Au début de janvier, Clément Gignac, 53 ans, deviendra conseiller spécial du sous-ministre des Finances pour le système financier. Il veillera à la stabilité financière en cette période de crise, la pire en 50 ans. Il sera impliqué dans la réglementation des institutions financières et le commerce des valeurs mobilières. Il participera aussi à la préparation du budget.

Un Canada fort

Clément Gignac assistera aux rencontres du groupe des 20 pays les plus industrialisés (G20) qui tentent de résoudre la crise du crédit. «Le Canada arrive dans une position de force. Quand il prend la parole, on l'écoute, parce que sa feuille de route est impressionnante», assure-t-il.

Le Canada est le pays du G20 qui a les finances publiques les plus saines. Et les banques canadiennes sont les plus solvables au monde. «Sur 132 pays, on est les premiers!» se félicite M. Gignac.

Les banques canadiennes ont eu moins recours au levier, à l'endettement. Elles ont été limitées par une vieille règle héritée des fiducies. Ainsi, les actifs des banques canadiennes n'ont jamais excédé 20 fois leur capital. Ce ratio a atteint 35 fois en Europe et 25 fois aux États-Unis.

Il y a quelques années, certains disaient que les banques canadiennes étaient trop conservatrices, déploraient qu'elles soient disparues du Top 50 mondial. «Mais voyez ce qui est arrivé. Ça été une bonne chose finalement», constate M. Gignac. Depuis le début de la crise du crédit, le Canada n'a pas été obligé de nationaliser les banques, comme on l'a vu en Europe et aux États-Unis. «Ici, les problèmes sont beaucoup moins intenses, dit M. Gignac. Mais ça ne veut pas dire qu'on est immunisés.»

Pas de dépression

Le stratège se fait rassurant: il n'y aura pas de dépression. La pire récession du consommateur américain en 50 ans, oui. Mais pas une réédition de la crise des années 30.

Lors de la Grande Dépression, c'est la réaction des gouvernements qui a été problématique, dit-il. «Ils ont laissé le secteur bancaire se contracter. Ce n'est qu'en 1934 qu'ils ont commencé à nationaliser les banques qui faisaient faillite jusque-là», raconte M. Gignac.

Les épargnants ont perdu leurs dépôts. La confiance est complètement disparue, tout comme l'accès au crédit. La déflation est apparue entraînant les prix dans une spirale à la baisse.

«Le secteur bancaire est la courroie de transmission entre la politique monétaire et M. et Mme Tout le monde. Si la courroie est brisée, on ne peut pas laisser ça comme ça», considère M. Gignac.

Autre erreur: voyant leur taux de chômage grimper, les pays ont adopté des mesures protectionnistes, tirant dans les jambes des pays voisins. Le commerce mondial a fondu.

«Tous les intellectuels reconnaissent que le recours au protectionnisme dans les années 30 a été un facteur aggravant important qui explique pourquoi la dépression a été aussi longue», insiste M. Gignac. Cette fois, on ne retombera pas dans le même piège: les pays du G20 s'entendent là-dessus.

Le clou dans le cercueil: lors de la Grande Dépression, le gouvernement américain a haussé les impôts pour éviter des déficits. Les consommateurs en ont bavé encore plus.

Quand le crédit est gelé, les consommateurs et les entreprises sont forcés de restreindre leurs dépenses. L'État doit prendre le relais, comme un écureuil qui aurait accumulé des noisettes, illustre M. Gignac. Lorsqu'il fait -30 degrés, au mois de janvier, c'est le temps pour lui de manger ses réserves, pas de se laisser geler avec les autres, dit-il.

«Si le ministre me demande mon avis, je vais lui dire de ne pas se gêner pour adopter une politique budgétaire expansionniste, pour s'assurer que le pays ne s'enlisera pas dans une récession longue et profonde», affirme M. Gignac.

Des investissements en infrastructure pour stimuler la productivité, un programme de formation de la main-d'oeuvre, ce sont toutes des bonnes mesures, croit M. Gignac. «Le gouvernement ne doit pas hésiter à afficher un déficit, sans tomber dans des déficits structurels», ajoute-t-il.

Mais peu importe le gouvernement qui sera au pouvoir, il serait plus sage d'attendre à la fin janvier avant de présenter un budget, pense M. Gignac. D'ici là, le futur président américain aura dévoilé ses initiatives. «Vaut mieux attendre quatre semaines, plutôt que de faire un budget à la sauvette qui ne tiendra pas compte des politiques américaines», soutient M. Gignac.

Un krach aux îles Caïmans

Il faut aussi resserrer la réglementation des services financiers pour éviter d'autres excès. Cela passe par une harmonisation des normes comptables des banques dans le monde.

«Il faut qu'on ait des principes qui se ressemblent. Dans certains cas, des banques ont pu mettre des actifs hors bilan, et dans d'autres non. On doit avoir des règles plus uniformes», dit M. Gignac.

Pour éviter d'autres dérapages, il faut plus de transparence, notamment de la part des fonds spéculatifs. Les hedge funds pouvaient s'installer dans n'importe quel paradis fiscal où ils n'avaient aucun compte à rendre. «C'est gens-là étaient responsables de 30-35% de toutes les transactions boursières, de 60 à 65% des transactions sur les produits dérivés. C'est incroyable!» s'exclame M. Gignac.

Les règles du jeu doivent changer. Les fonds spéculatifs devraient être forcés de s'inscrire dans un des pays du G20. Avant de tirer sa révérence, le stratège prévoit un dernier mini-krach. "Je peux vous faire une prédiction: l'immobilier aux îles Caïmans, où sont installés les hedge funds, ça va plonger!"

LES RÉFLEXIONS D'UN EX-STRATÈGE

Sur les produits financiers exotiques

«Les ingénieurs financiers ont inventé toutes sortes de bidules pour nous faire croire que le risque n'existait plus. Le risque n'était pas parti en containers sur la planète Mars ! Ils l'avaient envoyé partout à travers la planète, comme des gaz à effet de serre.»

Sur les fonds spéculatifs

«Ils nous ont amené trop haut, et maintenant ils nous amènent trop bas. Quand il y a une récession, le marché recule de 30% en moyenne. On a baissé de plus de 50% cette fois. Les hedge funds sont en appel de marge, en rachat. Ils nous amènent beaucoup plus creux, parce qu'ils sont obligés de vendre»

Sur l'information économique

«Il y a beaucoup plus d'information qu'il y a 20 ans. Les investisseurs peuvent être inondés. Il y a tellement d'indicateurs qui sortent par jour ! Mais 90% des indicateurs économiques sont coïncidents ou même en retard sur la réalité. Par exemple, les livraisons d'avions reflètent les commandes passées deux ans plus tôt. Nous, comme économistes, on travaille avec les indicateurs avancés.»

Sur la stratégie de placement

«Si vous voulez fonder toute votre planification financière sur le fait qu'on va revivre une dépression comme dans les années 30, un événement qui est dû à la mauvaise réaction des gouvernements, libre à vous ! Moi, ce n'est pas là que je niche.»

Sur les relations de couple !

«Passez un peu plus vite sur les pages économiques et financières, ces jours-ci. Allez aux Arts et spectacles ! Investissez dans votre couple : prévoyez des soirées au théâtre ! Mon petit doigt me dit que dans un an et demi d'ici, vous serez doublement gagnant: votre couple va être plus fort et les marchés vont être plus élevés, parce que ce ne sera pas une dépression.»