Dans les mois qui ont suivi son départ de la présidence de la Réserve fédérale américaine, le 1er février 2006, Alan Greenspan s'est imposé le silence, le temps d'écrire Le temps des turbulences à la fois une autobiographie et un traité d'économie libérale.

Dans les mois qui ont suivi son départ de la présidence de la Réserve fédérale américaine, le 1er février 2006, Alan Greenspan s'est imposé le silence, le temps d'écrire Le temps des turbulences à la fois une autobiographie et un traité d'économie libérale.

Sa sortie très médiatisée en septembre dernier a coïncidé avec l'assèchement des liquidités dans le système bancaire international et avec la détérioration générale des conditions de crédit pour les entreprises et les ménages.

La promotion de son livre s'est vite transformée en prétexte à défendre son bilan et à devenir une superstar du réseau mondial des conférences chèrement rémunérées. C'est à ce titre qu'il est l'invité de la chambre de commerce du Montréal métropolitain, demain.

Expert toujours avisé selon ses admirateurs, belle-mère malcommode aux yeux de ses détracteurs, le passage de M. Greenspan à la Fed de 1987 à 2006 aura marqué notre époque, même après son départ.

«M. Greenspan a anticipé la mondialisation et l'impact de la politique monétaire sur les marchés financiers», affirmait plus tôt cette semaine à La Presse le gouverneur de la Banque du Canada Mark Carney. (Le contenu de cette entrevue paraîtra samedi.)

M. Carney a côtoyé M. Greenspan durant les trois années où il a agi comme cheville ouvrière canadienne au G8 et au G20. «Quelles leçons devons-nous tirer de la relation entre la gestion de la politique monétaire et la gestion de la réglementation?» s'interroge-t-il quand vient le temps de faire le bilan de M. Greenspan.

M. Carney ne s'étendra pas davantage, la règle non écrite au cénacle des banquiers centraux voulant qu'on ne commente pas, sinon en termes laudatifs, le travail d'un vis-à-vis, d'un prédécesseur ou d'un successeur.

M. Greenspan prend cette règle au pied de la lettre. Certes, il ne dit mot des banquiers centraux actuels. Il justifie souvent toutefois ses actions ou ses inactions qui donnent aujourd'hui maille à partir à ceux qui sont encore dans le feu de l'action.

La politique monétaire

«La grande question qu'on se pose aujourd'hui quand on regarde ce qu'il a fait aux commandes de la Fed, c'est: A-t-il été chanceux ou vraiment bon? À mon avis, il a été exemplaire, même si j'ai des doutes en ce qui concerne la réglementation des instruments financiers», opine Jean Boivin, professeur d'économie à HEC Montréal.

Au début de la décennie, M. Boivin a travaillé à la Réserve fédérale où il a côtoyé un certain Ben S. Bernanke, ci-devant successeur de M. Greenspan aux commandes de la Fed. Ensemble, ils ont cosigné quelques essais savants dont Monetary Policy in a Data-Rich Environment. (La conduite de la politique monétaire dans une mer de données. Notre traduction.)

On reproche maintenant à l'oracle octogénaire (M. Greenspan a eu 82 ans en mars) d'avoir abaissé et conservé pendant plus d'un an le taux directeur de la Fed à 1,0%, en 2003-2004, ce qui a pu gonfler la bulle du marché de l'habitation. «Les craintes de déflation étaient réelles à l'époque, rappelle M. Boivin. Celui à la Fed qui les avait le plus clairement exprimées était M. Bernanke.»

Quand il y a menace de baisse générale des prix, il faut les pousser à la hausse pour éviter de paralyser l'économie. Une banque centrale abaisse alors son taux directeur pour relancer la consommation et la production. C'est ce qu'on appelle la reflation en jargon économique.

«Donner une direction aux variables, c'est ce que peut faire de mieux une banque centrale et Greenspan l'a bien fait», souligne Bernard Bonin qui a agi comme premier sous-gouverneur de la Banque du Canada, de 1995 à 1999.

M. Bonin a rencontré l'oracle à plusieurs reprises à l'occasion des réunions du Comité de Bâle, l'aréopage des banquiers centraux du G10. «Il a une connaissance très fine de la micro-économie, qui contraste avec les autres banquiers centraux plus férus de macro-économie.»

À coup sûr, cela l'aura servi. «Il a compris avec une clairvoyance remarquable que les investissements dans les technologies de l'information allaient permettre une accélération de la croissance sans pour autant attiser l'inflation», avait déclaré il y a deux ans à La Presse David Dodge, le prédécesseur de Mark Carney qui deviendra chancelier de la Queen's University à Toronto, le 1er juillet.

Contre la réglementation

Durant sa présidence, M. Greenspan a vécu le krach boursier de 1987 (poussé par l'engouement pour les junk bonds), la faillite retentissante du fonds spéculatif Long Term Capital Management, l'éclatement de la technobulle (marqué par le triomphe de ratios financiers fantaisistes) en 2000.

Il a quitté ses fonctions aux moments où le marché de l'habitation était gonflé à bloc par la croissance des prêts hypothécaires à risque aggravée par la multiplication des produits financiers structurés et opaques.

Toujours, il a refusé de baliser les instruments financiers.

M. Greenspan demeure un champion de l'innovation financière, si farfelue soit-elle, et de sa non-réglementation.

«Il est complètement contre toute sorte de réglementation, résume M. Boivin. Il a empêché la Fed de se mettre la main là-dedans.»

Edward Gramlich, un gouverneur de la Fed de 1997 à 2005, a confié peu avant sa mort l'an dernier l'avoir prévenu, dès 2001, du laxisme qui sévissait déjà parmi les prêteurs hypothécaires non bancaires.

M. Greenspan lui aurait répondu en substance qu'il valait mieux offrir l'accès à la propriété à ceux qui autrement ne pourraient avoir de maison. «Greenspan n'a pas changé depuis, ça entache un peu sa réputation», explique M. Boivin.

À la différence du Canada où la réglementation des instruments financiers incombe au Surintendant des institutions financières, aux États-Unis, cette responsabilité relève des autorités monétaires. «Voilà pourquoi on reproche à la Fed l'instabilité des marchés financiers», explique M. Bonin.

Cela dit, si M. Greenspan a refusé d'utiliser les pouvoirs que lui conférait la loi, son successeur ne s'en est pas privé. Il a resserré les conditions d'exercice des prêteurs et demandé au pouvoir politique d'étendre le pouvoir réglementaire et de surveillance de la Fed.

Le secrétaire d'État au Trésor Henry Paulson pilote maintenant une réforme.

Le laisser-faire de M. Greenspan aura été ironiquement moteur de changement, selon la formule chère à son mentor économique Joseph Schumpeter: la destruction créatrice.