Cinq heures du matin, sur la route 113 entre Lebel-sur-Quévillon et Senneterre. Il pleut à boire debout et la chaussée a des allures de patinoire. Au volant de son pick-up, Roger Lévesque roule à tombeau ouvert tout en pestant contre ce redoux qui contrarie ses plans.

Cinq heures du matin, sur la route 113 entre Lebel-sur-Quévillon et Senneterre. Il pleut à boire debout et la chaussée a des allures de patinoire. Au volant de son pick-up, Roger Lévesque roule à tombeau ouvert tout en pestant contre ce redoux qui contrarie ses plans.

Ce petit entrepreneur doit sortir sa «réguine», mot passe-partout qui désigne toute forme de machinerie, du fond d'un chemin forestier où il a coupé - petite misère - du bois brûlé.

Mais ce chemin sinueux qui tombe à une voie chaque fois qu'il enjambe la rivière Mégiscane est complètement glacé. Il est incertain que le semi-remorque loué d'une entreprise de camionnage puisse se rendre jusqu'à sa transporteuse, 60 km plus loin.

«La chance n'est vraiment pas de notre bord», maugrée Roger Lévesque. Gervais Maltais, son employé qui ne semble pas encore réveillé, opine de la tête, tandis que la radio crache une chanson de Gerry Boulet.

Je suis celui qui lutte

Quand la vie te culbute

Je retombe sur mes bottes

Les pieds dans la garnotte

Toujours debout,

Je suis celui qui va jusqu'au bout.

Mais les mots de ténacité de Toujours vivant ne résonnent pas dans la cabine du pick-up. À 58 ans, Roger Lévesque est au bout du rouleau.

Depuis que Domtar a mis en lock-out l'usine de pâte kraft de Lebel-sur-Quévillon, ce qui a provoqué la fermeture de la scierie voisine, cet entrepreneur forestier a perdu l'employeur pour lequel il travaillait depuis 28 ans. «J'ai le moral à terre», dit-il.

Voilà deux ans que Roger Lévesque vivote de petit contrat en petit contrat, ce qui l'oblige à déménager à grands frais sa machinerie, aujourd'hui de Senneterre à Matagami.

«Ce contrat-là, c'est juste pour garder ma tête en dehors de l'eau. Mais je commence à être écoeuré d'aller d'une place à l'autre.»

Il est d'autant plus en colère qu'il avait revendu son ancienne machine et racheté une transporteuse flambant neuve à la demande de Domtar, en 2004. «Un an après: «bye bye mon petit garçon, on ferme!». On s'est fait avoir à 100 milles à l'heure.»

Domtar a refusé de nous accorder une entrevue dans le cadre de ce reportage.

Aujourd'hui, quand Roger Lévesque regarde sa belle Timber Pro 820, une machine qui sert à transporter les arbres ébranchés de la forêt jusqu'au chemin, il voit un monstre.

Ce camion qui ressemble à un immense scarabée lui a coûté 600 000 dollars. C'est sans parler de ses outils de maintenance et des pièces de rechange: il en a pour 100 000 dollars dans sa roulotte qui ronronne au son d'une génératrice. Toute cette «réguine», c'est sa caisse de retraite.

Il doit encore 200 000$, mais il a du mal à payer les intérêts tellement l'ouvrage se fait rare. Pour rentabiliser sa machine, elle doit tourner jour et nuit avec trois équipes. La caisse populaire lui laisse sa transporteuse puisqu'elle ne saurait trop qu'en faire en pleine crise forestière.

«Même si j'essayais de vendre ma machine, je n'aurais rien pour. Je suis pogné avec, dit Roger Lévesque. Est-ce que je vais faire faillite et perdre tout ce que j'ai accumulé pendant toute ma vie? J'essaye d'arriver, mais il y a des bouttes où c'est décourageant en crisse.»

Roger Lévesque déplore le fait qu'aucun des programmes d'aide aux victimes de la crise forestière, autant au fédéral qu'au provincial, ne s'adresse aux petits entrepreneurs comme lui.

Il y a de l'aide pour les travailleurs de plus de 55 ans, du soutien aux communautés sinistrées, du financement pour les chemins d'accès en forêt, etc.

«J'en ai payé de l'impôt dans ma vie, me semble que je pourrais avoir un petit retour d'ascenseur», dit Roger Lévesque, tandis qu'il peint à la bombe son numéro - 9028 - sur les arbres fraîchement coupés, pour se faire payer.

Domtar et les autres compagnies papetières pour lesquelles il travaille maintenant ne trouvent pas plus grâce à ses yeux. À l'origine, les travailleurs forestiers étaient des employés de Domtar et compagnie.

Roger Lévesque a encore son casque Domtar dans sa roulotte. Puis, avec le temps, ils sont devenus des entrepreneurs indépendants qui fournissaient du bois à contrat.

Les modalités de paiement ont aussi changé. Avec le système masse-volume en vigueur, les arbres sont maintenant payés au poids, à la livraison à l'usine.

Mais Roger Lévesque raconte que les entreprises attendent de plus en plus longtemps avant de faire livrer leur bois. Les troncs cordés au bord du chemin sèchent pendant de longs mois, ce qui réduit de façon significative leur poids.

«Les compagnies ont de la misère à arriver, alors elles se retournent contre les petits travailleurs, dit Roger Lévesque. C'est rendu que c'est nous qui les finançons!»

Ajoutez la flambée du prix de l'essence, et l'on comprend pourquoi Roger Lévesque a à peine dormi la nuit passée, hanté par ses soucis financiers. «Je pensais prendre ma retraite dans deux ans. Je voulais gâter mes petits-enfants. Là, je ne sais pas ce qui va m'arriver.»