Le choc a été brutal: John Sleeman est un imposteur. Un sympathique imposteur avec ses airs de gars ordinaire, sa cravate multicolore et son français massacré, mais un imposteur quand même.

Le choc a été brutal: John Sleeman est un imposteur. Un sympathique imposteur avec ses airs de gars ordinaire, sa cravate multicolore et son français massacré, mais un imposteur quand même.

Même s'il doit sa célébrité au Québec à son célèbre «Bonjour, ici John Sleeman...», cet imposteur fait ses entrevues en anglais.

«Mon français n'est pas très bon, s'excuse-t-il. Un chauffeur de taxi montréalais m'a déjà dit que personne au Québec ne parlait français aussi mal que moi! Par contre, le fait que mon français soit facilement reconnaissable à cause de mon accent a contribué au succès de nos publicités...»

Le PDG de Sleeman aime bien jouer les imposteurs dans toutes sortes de circonstances. Certains jours, il se faufile à l'occasion dans un bar dans l'anonymat le plus complet afin de discuter houblon avec les clients.

«Quand ils réalisent enfin à qui ils parlent, ils m'ont déjà dit la vérité et ils ne peuvent pas changer leur histoire pour être plus polis», dit-il. D'autres fois, il attend les clients à la sortie d'un dépôt de bière en Ontario. «Une fois par mois, je me pointe au Beer Store en jean et en t-shirt et je pose des questions aux clients qui sortent du magasin, dit-il. Pourquoi aimez-vous cette bière-là? Pourquoi avez-vous acheté cette marque? Les gens sont toujours très gentils, ils prennent le temps de me répondre.»

Si John Sleeman est un homme d'affaires aussi atypique, c'est peut-être qu'il n'a jamais aspiré à diriger son propre empire du houblon. Début trentaine, il menait une vie tranquille comme représentant de Heineken et Guinness au Canada. Pour lui, la brasserie Sleeman -vendue de force en 1933 en raison d'infractions à la Prohibition- n'était qu'un lointain souvenir appartenant aux générations précédentes.

Puis, un beau jour de 1983, sa tante lui propose de faire renaître la brasserie Sleeman maintenant que la suspension de 50 ans imposée à la famille par le gouvernement fédéral est terminée.

Pendant tout ce temps, elle avait conservé la recette de la bière Sleeman... dans un pot de confitures. «Je pensais qu'elle était devenue folle! avoue John Sleeman. Au début, je trouvais que c'était trop de travail et surtout, trop de risques. Mais comme elle ne cessait de me parler de ça, j'ai changé d'idée.»

John Sleeman ne tardera pas à regretter sa décision. «Après un an, nous étions au bord de la faillite et nous devions emprunter de nouveau pour payer les employés», dit-il.

Les difficultés financières de Sleeman obligeront son PDG à travailler avec les moyens du bord. C'est ainsi qu'il deviendra la vedette des pubs radio de Sleeman. «Comme nous n'avions pas d'argent pour engager un acteur professionnel, j'ai décidé de le faire gratuitement, dit-il. Nous voulions avoir une conversation avec nos clients, leur parler de notre histoire et de notre passion pour la bière. Disons que c'était très différent du concept traditionnel d'une pub de bière...»

Après des débuts difficiles, Sleeman goûte au succès.

L'achat risqué d'Unibroue

En 2004, l'entreprise se paie le brasseur québécois Unibroue. «L'une des meilleures décisions de ma carrière», dit John Sleeman. Mais sur le coup, la transaction provoque la controverse alors qu'un fleuron québécois - propriété notamment du chanteur Robert Charlebois - passe aux mains d'une entreprise ontarienne inscrite à la Bourse de Toronto.

«J'étais très nerveux car je ne savais pas comment les Québécois allaient réagir, se rappelle John Sleeman. Nous avions promis de ne pas changer l'identité d'Unibroue et je crois que nous avons tenu parole. Nous avons augmenté la production de 20% à 25%, nous avons engagé d'autres employés, nous avons ajouté un deuxième quart de travail, et même un troisième quart durant certaines périodes de l'année.»

Deux ans plus tard, John Sleeman se retrouve soudain dans la situation inverse. Sur le point de faire l'objet d'une offre non sollicité de Labatt, il vend la brasserie familiale à la japonaise Sapporo. «Sapporo offrait plus d'argent et garantissait que Sleeman allait garder son identité, dit-il. Les grandes brasseries canadiennes ne voulaient pas s'engager sur ce point.»

John Sleeman jure que rien n'a changé chez Sleeman depuis la transaction avec Sapporo. Sauf peut-être la carte professionnelle du PDG, maintenant bilingue -en anglais et en japonais. «Quand Sapporo est devenu propriétaire, ils n'ont pas envoyé une armée de Japonais, dit-il. Ils ont envoyé quatre personnes. Ils nous ont dit: ne changez rien, faites comme si de rien n'était.»

John Sleeman continue ainsi à vaquer à ses nombreuses occupations -dont celle de vedette publicitaire. Au cours des prochains jours, Sleeman lancera d'ailleurs une nouvelle série de pubs radio mettant en vedette son PDG. Celui-ci a laissé tombé son célèbre «Salut, ici John Sleeman», mais son français est toujours aussi massacré.

«Je comprends bien le français, mais je ne suis pas assez rapide pour faire la conversation, dit-il. Il faut dire que vous, les Québécois, parlez si vite...»

SLEEMAN EN BREF

- Première brasserie à Corwall, en Angleterre, en 1770

- Première brasserie au Canada en 1834

- Fermeture en 1933 en raison d'infractions à la Prohibition

- Réouverture en 1988

- Quatre brasseries à Darmouth (N.- É), Chambly (Qc), Guelph (Ont) et Vernon (C.-B.)

- Entre 900 et 1000 employés

- Marques de bière : Sleeman, Upper Canada, Okanagan Spring, Shaftebury, Stroh, Unibroue

- 140 millions de litres de bière vendus au Canada en 2007

- 2,5 millions de litres de bière vendus à l'extérieur du Canada en 2007

UN FOURNISSEUR D'AL CAPONE

Dans les années 1930, la brasserie Sleeman avait un client à la fois célèbre et payant qui allait causer sa perte: Al Capone. Le criminel le plus célèbre des États-Unis était établi à Chicago, non loin de la frontière canadienne.

«On raconte qu'il venait souvent à Guelph et qu'il aimait bien la Sleeman», dit John Sleeman. Al Capone ne s'intéressait pas seulement à la bière Sleeman pour son goût. Le célèbre criminel appréciait aussi la coopération de la famille Sleeman, qui acceptait de faire des affaires avec lui malgré la Prohibition en vigueur aux États-Unis.

«C'était un bon client, car il payait tout le temps !»" dit John Sleeman à la blague. Finalement, Capone aura causé plus de tort qu'autre chose à la famille Sleeman. Jugés coupables d'avoir violé la Prohibition, les Sleeman sont forcés de vendre leur brasserie en 1933. Le gouvernement canadien leur interdit aussi de produire de la bière pendant 50 ans.