Les forêts de l'Indonésie sont déchirées entre deux forces économiques.

Les forêts de l'Indonésie sont déchirées entre deux forces économiques.

La première rase la jungle pour la remplacer par des palmiers, puis en extrait une huile qu'elle exporte aux quatre coins du monde pour fabriquer de la nourriture, des cosmétiques et du biodiesel.

Soutenue par le protocole de Kyoto, elle a conduit le pays au troisième rang des émetteurs de gaz à effet de serre de la planète en détruisant des tourbières gorgées de co2.

Mais une nouvelle économie de la forêt est peut-être en train de s'y dessiner. Une économie qui conserverait son carbone pour le revendre aux pays industrialisés.

Dans le deuxième volet de sa série, La Presse Affaires est allée à la rencontre des premiers travailleurs de cette économie.

En parcourant les routes de la province de Kalimantan Centre, dans la partie indonésienne de l'île de Bornéo, vous aurez l'impression de traverser une région très peu peuplée.

Un conseil à ceux qui veulent comprendre ce pays: louez-vous un bateau.

Ici, les rivières et les fleuves demeurent les principaux axes de communication. Et ils grouillent d'activité.

Sur les eaux brunes du fleuve Kapuas, vous croiserez des familles en pirogue et des bateaux qui filent à toute allure. Vous verrez défiler les cabanes sur pilotis des communautés Dayak, à travers lesquelles se détache invariablement le dôme d'une petite mosquée.

Et vous comprendrez de quoi vit ce pays.

Partout sur les berges, des travailleurs couverts de sueur débitent des troncs dans des scieries artisanales. De temps à autre, une barge chargée d'arbres gros comme des piliers de cathédrale fend les flots.

L'Indonésie affiche le taux de déforestation le plus élevé de la planète. Les grandes entreprises rasent la jungle pour y planter des palmiers, dont elles tirent une huile exportée partout dans le monde.

Motivées par l'argent du bois, elles détruisent souvent beaucoup plus de terres que nécessaire; les communautés locales s'y précipitent pour récupérer les chicots laissés par leurs machines.

La question qui surgit en voyant cette industrie qui coupe et brûle chaque jour 50 km2 de forêt, mais aussi la pauvreté des habitants obligés de la faire rouler pour survivre: comment arrêter la machine?

Marcel Silvius est spécialiste de l'écologie tropicale pour Wetlands International, une ONG néerlandaise qui travaille à préserver les milieux humides de la planète.

Pour lui, la réponse est claire. S'il y a une force qui peut sauver la forêt indonésienne, c'est celle qui alimente aujourd'hui sa destruction. L'argent.

«Il faut arriver avec une solution de rechange économique, dit-il. S'il n'y a pas d'incitation à sauver les forêts, les gens vont les couper.»

Avec d'autres, M. Silvius travaille à bâtir une deuxième économie de la forêt en Indonésie. Une économie dont la ressource principale ne serait ni les planches ni l'huile de palme, mais le carbone - celui-là même qui est rejeté à grands coups de mégatonnes par la première.

Pour le meilleur et pour le pire, l'Indonésie est un pays riche en carbone. Chaque jour, les forêts pluviales qui ne sont pas encore tombées sous les lames des scies mécaniques en absorbent de l'atmosphère.

Les tourbières intactes qui se trouvent souvent sous ces jungles en contiennent encore plus. Ces éponges stockent du CO2 depuis des milliers d'années; elles représentent aujourd'hui l'un des plus gros réservoirs de la planète.

Et il y a du carbone dans les quelque 10 millions d'hectares de tourbières drainées et brûlées par les compagnies d'huile de palme et les entreprises forestières.

Du carbone qui s'échappe actuellement dans l'atmosphère à un rythme tel qu'il a placé l'Indonésie au troisième rang des émetteurs de gaz à effet de serre de la planète, derrière les États-Unis et la Chine.

Or, ce carbone gaspillé par l'industrie de la forêt a un prix. La preuve, c'est qu'il s'en négocie tous les jours à la Bourse du climat de Chicago.

Mais le CO2 est une ressource spéciale. Dans un monde qui essaie de freiner ses émissions de gaz à effet de serre, il vaut quelque chose... lorsqu'il n'est pas émis. D'où l'idée de le garder dans les forêts... puis de le vendre.

Un exemple: selon les estimations des Nations unies sur le prix du carbone, les 2 milliards de tonnes de CO2 qui s'échappent chaque année des tourbières ravagées de l'Indonésie pourraient valoir jusqu'à 44 milliards de dollars US sur le marché.

Vendre des émissions qui n'ont pas lieu est un concept audacieux. Il signifie que, dans cette nouvelle économie de la forêt, quelqu'un pourrait être payé pour restaurer une tourbière ou planter un arbre. Ou même pour ne pas en couper un. Parce qu'un arbre debout absorbe du carbone.

Pour Marcel Silvius, il s'agit de la seule façon d'empêcher les compagnies d'huile de palme de ravager les marécages gorgés de carbone.

«Il y a un décret, actuellement, qui interdit d'installer de nouvelles plantations dans des tourbières, dit-il. Mais ça ne fonctionne pas. On espère que l'argent, lui, va fonctionner. Et l'argent a toujours fonctionné en Indonésie.»

[Les tourbières]En Indonésie et en Malaisie, 12 millions d'hectares de tourbières ont été rasés, drainés et souvent brûlés. C'est plus de deux fois la superficie de la Nouvelle-Écosse.

Les tourbières de l'Asie du Sud-Est occupent 0,1% de la superficie de la planète, mais produisent l'équivalent de 8% de toutes les émissions de carburant fossile du globe.