Impossible aujourd'hui de comprendre les enjeux de l'industrie pharmaceutique mondiale sans inclure l'" effet indien " dans ses calculs. Une industrie naissante qui évolue discrètement mais sûrement... à pas de tigre.

Impossible aujourd'hui de comprendre les enjeux de l'industrie pharmaceutique mondiale sans inclure l'" effet indien " dans ses calculs. Une industrie naissante qui évolue discrètement mais sûrement... à pas de tigre.

Pour le voyageur égaré à Gurgaon, en banlieue de Delhi, il existe bien peu d'indices pour le convaincre qu'il se trouve encore dans un pays en voie de développement. Verdure et verreries se côtoient harmonieusement, dans un décor qui rappelle les grands technoparcs nord-américains. Non loin de là, l'India Institute of Technology (IIT), la plus prestigieuse université scientifique des Indes, contribue à l'essor de la région en fournissant l'industrie locale avec la crème de l'intelligentsia indienne.

C'est dans ce cadre idéal que de nombreuses compagnies pharmaceutiques indiennes ont élu domicile, dont Ranbaxy, la plus importante en termes de chiffre d'affaires. La compagnie, qui emploie 9000 personnes dont 1100 scientifiques, se spécialise dans la conception de médicaments génériques. Elle exporte ses produits partout dans le monde, incluant le Canada.

Les affaires sont florissantes pour ce secteur de l'industrie : la Chambre de commerce de l'Inde (Assocham) évalue que l'ensemble de l'industrie pharmaceutique nationale devrait croître de 13,6 % par année jusqu'en 2010, soit 6 % de plus qu'ailleurs dans le monde.

Cette forte hausse reflète bien la compétitivité accrue des compagnies indiennes. Elle est aussi un symptôme de la croissance de la classe moyenne au pays, avec les maladies qui l'accompagnent (diabète, maladies coronariennes, etc.). Une mine d'or pour n'importe quel fabricant de médicament.

" Le premier avantage de l'Inde, c'est la disponibilité et le coût du talent ", explique Chuck Caprariello, vice-président des communications pour Ranbaxy Amérique du Nord. Environ 120 000 chimistes graduent chaque année dans les universités indiennes, dont l'IIT. Trois fois plus que la somme des emplois en sciences de la vie du Montréal métropolitain.

Qui plus est, le coût de la recherche, salaires inclus, revient à 60 000$US par chercheur en Inde, contre 250000$ aux États-Unis, rapporte le magazine The Economist. Dans une industrie où les profits ne sont récoltés qu'après de longues et arides années de recherche, cette réduction des coûts à la source est extrêmement salutaire. La revue McKinsey Quarterly estime ces gains entre 300 et 500 millions répartis sur deux ans pour une multinationale pharmaceutique qui profiterait pleinement de "l'effet indien".

Des multinationales hésitantes

Malgré ces économies alléchantes, plusieurs pharmaceutiques américaines et européennes hésitent à se lancer dans l'aventure : il y a à peine deux ans, le gouvernement indien ne reconnaissait aucun brevet sur les découvertes pharmaceutiques occidentales. Les brevets n'étaient octroyés que pour les procédés de fabrication, qui sont beaucoup plus faciles à copier. Par ce stratagème, des compagnies indiennes comme Cipla ont réussi à fabriquer des clones du 3TC, un médicament contre le sida développé à Montréal dont les brevets sont encore en vigueur, pour une fraction du prix.

Escrocs ou Robin des Bois du tiers-monde ? Chose certaine, les copistes pharmaceutiques font grincer des dents les détenteurs de brevets. " Une grande pharma ne récompensera pas, en s'implantant sur son territoire, un pays qui ne reconnaît pas pleinement la propriété intellectuelle ", explique Martin Leblanc, co-président de Montréal in vivo, un organisme voué à faire la promotion de Montréal à l'international dans le domaine des sciences de la vie.

Depuis 2005, le gouvernement indien s'est engagé à modifier sa façon de faire en ratifiant l'accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). S'il tient ses promesses, ce sera le début de la fin pour de nombreuses entreprises qui comptaient sur cette dualité légale pour faire leur beurre. Pour d'autres, comme Ranbaxy, ce sera le début d'une nouvelle ère de prospérité.

" Notre compagnie avait prévu ce durcissement des lois depuis le milieu des années 90 ", explique Chuck Caprariello. Elle s'est ainsi dotée d'une imposante équipe d'experts sur la propriété intellectuelle prête à faire valoir ses droits sur la scène internationale.

À l'intérieur des limites de l'accord de l'OMC, plusieurs sociétés indiennes emploient déjà leur division légale musclée pour contester certains brevets qui étirent un peu trop la sauce. Depuis l'année dernière, Ranbaxy s'attaque entre autres au médicament le plus vendu au monde : Lipitor de la société Pfizer, qui rapporte des revenus annuels de près de 13 milliards à lui seul.

Si la société indienne remporte cette bataille extrêmement coûteuse, elle sera capable de produire le même médicament pour la moitié du prix offert par Pfizer. " Seulement pour les contribuables canadiens, ça représenterait des économies annuelles de 500 millions ", commente Bill Abboud, président de Ranbaxy Canada, établie à Toronto. D'ici trois semaines, la cour fédérale devrait rendre son jugement dans cet important litige. Un challenge ambitieux, à l'image de l'industrie pharmaceutique indienne.