«Madame, vous avez écrit un article sur le harcèlement psychologique. C'est l'enfer, je vis ça depuis quatre ans.»

«Madame, vous avez écrit un article sur le harcèlement psychologique. C'est l'enfer, je vis ça depuis quatre ans.»

La voix au bout du fil est celle d'un homme d'âge mûr. «Je suis prêt à vous donner accès à tout mon dossier. Je n'ai rien à cacher. Je veux simplement vous donner les faits.»

Les faits, les voici: il travaille pour une grande entreprise manufacturière établie à Montréal. Une entreprise syndiquée. Et le harcèlement psychologique dont il se dit victime n'est pas l'oeuvre de ses patrons, mais de collègues.

En quelques minutes, il raconte qu'il a frappé à la porte de ses superviseurs, de la direction des ressources humaines.

Il a été vu par un médecin de famille et trois psychiatres. Il a réclamé des prestations à la CSST, qui les lui a refusées.

Il a fait appel à la Commission des normes du travail, à son député, à une intervenante sociale du CLSC... et à son syndicat.

Mais ce dernier est coincé entre lui et les autres employés à protéger.

Quand les railleries de nos collègues tournent à l'abus

Monsieur, appelons-le Alain, entre à l'usine en 2001 comme employé d'agence. L'employeur l'informe qu'il pourra devenir employé temporaire syndiqué et éventuellement obtenir sa permanence. L'ancienneté ne prévaut pas pour accéder à la permanence.

Trois mois après son arrivée, il obtient le statut d'employé temporaire. Certains collègues, entrés à l'usine depuis deux ou trois ans, sont encore employés de l'agence. Il passe donc avant eux.

Il identifie son accession à un poste temporaire comme le moment des premières farces méchantes et des moqueries à son endroit. «C'est une organisation qui favorise la chicane», analyse-t-il en entrevue.

Il dénonce la situation verbalement à son superviseur dès 2002. Celui-ci lui dit de «laisser les autres parler, de ne pas s'en occuper». Moqueries, intimidation et manoeuvres pour l'isoler se multiplient. En 2003, il alerte son nouveau supérieur, qui lui donne le même conseil.

En 2004, le président de la compagnie visite l'usine à la suite d'un sondage mené par des consultants. Après avoir annoncé que les employés sont en majorité satisfaits, il invite ceux qui se sentiraient victimes de harcèlement à composer un numéro 1-800 pour avoir de l'aide.

«J'avais dénoncé le harcèlement dans le sondage. J'ai été déçu par le président. J'aurais voulu qu'il ordonne une enquête après ma dénonciation. Il en avait le pouvoir.»

Après cette visite, le climat s'envenime: il est devenu «un stool»!

Il n'en peut plus et dépose une plainte formelle à son employeur en 2004 puis la retire, après avoir reçu la promesse que ça va cesser et qu'une lettre sera versée à son dossier et à celui de deux de ses collègues. Dans l'intervalle, la compagnie effectue une enquête et conclut qu'il n'y a pas de harcèlement.

Le grief et la CSST

Au printemps 2005, il découvre des graffitis dans les toilettes. Il les cite, au meilleur de son souvenir: «Crisse de grosse vache, (nom de famille)». «Si mon chien serait comme toi, je lui raserais le cul et je le promènerais de reculons» (sic).

Il se rend au bureau des ressources humaines. Les graffitis disparaissent. Mais c'est tout ce que l'entreprise fera.

Il décide donc de faire appel à la Commission des normes du travail, qui l'informe qu'elle ne peut pas traiter son dossier puisqu'il est syndiqué.

Toujours en 2005, un accrochage avec un autre travailleur fait déborder la coupe. Il dépose, avec l'appui de son syndicat, un grief pour harcèlement. Il n'en peut plus. Il commence à consommer cinq ou six bières en rentrant le soir, «pour m'endormir», dit-il.

Son médecin de famille le met en arrêt de travail pour « problème de harcèlement et trouble d'adaptation avec effet dépressif » et il commence à recevoir des prestations de la CSST. L'employeur conteste sa réclamation et le fait examiner par un psychiatre. Ce dernier confirme l'état dépressif et constate «qu'avec le temps, Monsieur a réagi de plus en plus négativement aux commentaires de ses collègues de travail».

Le spécialiste enchaîne: «On ne peut exclure une contribution de l'alcool dans un tableau comme celui-là : l'abus d'alcool peut se traduire par une interprétation paranoïde de la réalité. (...) Si cette hypothèse était confirmée, il faudrait alors inclure des neuroleptiques à la médication – par exemple la Quiépatine».

Ce médicament sert à traiter les symptômes de la schizophrénie et de la manie, notamment la nervosité, les hallucinations et les comportements anormalement soupçonneux.

Monsieur n'a pourtant pas halluciné quand il a lu les graffitis. Dans une lettre à la CSST en 2005, la compagnie reconnaît avoir fait «disparaître tous les écrits inappropriés qui pouvaient se retrouver dans la salle de bain des employés». Elle signale de plus avoir donné une formation de 30 minutes sur le harcèlement à tous les employés du groupe d'Alain en juillet.

La signataire de la lettre confirme qu'Alain s'est déjà plaint à son supérieur des propos tenus à son endroit: «Dans tout entrepôt ou usine, nous retrouvons souvent des situations où les employés utilisent un langage usuel caractéristique de ce domaine que nous jugerions sûrement dans vos domaines respectifs à vous et à moi inapproprié.»

La CSST rejette sa réclamation. « Il ne s'agit pas d'un accident de travail », tranche-t-elle dans une lettre le 21 septembre 2005. Elle l'informe de plus qu'il doit rembourser plus de 600 $ en trop-perçu.

Il fait une demande d'aide sociale et fait appel à la Fondation pour l'aide aux travailleuses et travailleurs accidentés (FATA) pour contester la décision de la CSST devant la Commission des lésions professionnelles.

Retour au travail et nouvel arrêt

Alain retourne au travail en mai 2006. En novembre, un collègue dépose une plainte contre lui à la suite d'une altercation. Il continue à travailler.

Le 16 janvier 2007, lors de la première journée d'audition de son grief devant un arbitre, il découvre qu'il a un nouvel avocat syndical, qu'il n'a jamais rencontré. Il demande une remise.

L'arbitre consent à une rencontre privée de trois heures. Au retour, le procureur patronal élève une objection sur le libellé du grief. Faute de temps, l'affaire est reportée à l'automne 2007.

Le lendemain, la compagnie lui annonce qu'il est suspendu pour une journée pour l'altercation survenue en novembre. Il revient au travail le 18. Quelques jours plus tard, il écope d'une nouvelle suspension de cinq jours.

Il sent qu'il va craquer à nouveau. Son médecin de famille le met en arrêt de travail pour trois semaines, après quoi sa situation sera réévaluée.

Prochaine étape?

En juin prochain, sa contestation du refus de la CSST en 2005 sera entendue par la Commission des lésions professionnelles.

Monsieur déposera alors l'évaluation d'octobre 2006 d'un psychiatre recommandé par la FATA.

Ce spécialiste écrit: «Il m'est difficile de préciser définitivement s'il s'agit de harcèlement, il n'en demeure pas moins que les difficultés de monsieur sont directement reliées à ce qu'il a vécu au travail.»

Il ne croit par ailleurs pas que la consommation d'alcool ait pu provoquer des attitudes paranoïdes chez Alain.

«Selon mon avis et l'histoire qu'il rapporte, sa consommation a augmenté alors qu'il développait des symptômes d'insomnie, d'anxiété et d'irritabilité, et l'alcool était alors utilisée comme anxiolytique et hypnotique.»

L'expert note aussi que son client ne semble jamais avoir éprouvé de difficulté au travail avant son emploi actuel. Il a été opérateur de machine fixe dans une grande usine de l'Est de Montréal pendant 18 ans.

«Monsieur mentionne qu'il a toujours aimé travailler, et il aurait nettement préféré que toute cette situation ne se produise pas, à savoir qu'il soit écouté, respecté, et que la problématique qu'il vivait soit rapidement réglée, de telle sorte qu'il ne se serait pas retrouvé en arrêt de travail.»