Salamat Razzat a 27 ans, quatre enfants, et vit avec onze autres hommes dans une pièce de trois mètres sur huit.

Salamat Razzat a 27 ans, quatre enfants, et vit avec onze autres hommes dans une pièce de trois mètres sur huit.

Le jeune père de famille a quitté son Rajastan natal il y a trois ans pour venir travailler sur les innombrables chantiers de construction de Dubaï. Il vient tout juste de finir de rembourser la dette de 80 000 roupies (2000 $ CA) qu'il a dû contracter en Inde pour pouvoir entrer aux Émirats arabes unis.

«Une fois tous les deux ou trois mois, j'envoie 10 000 roupies (250 $ CA) à ma famille, explique-t-il. Je ne peux pas en envoyer plus, tout est cher ici, je dois payer ma nourriture.»

Comme des centaines de milliers d'autres Indiens, Pakistanais, Bangladeshi, Philippins et Sri Lankais, Salamat Razzat travaille six jours sur sept à bâtir le Dubaï moderne qui fait tant jaser partout sur la planète. Il gagne l'équivalent de 230 $ par mois.

Salamat Razzat habite à Sonapur, en périphérie de Dubaï, là où les touristes et les investisseurs ne vont jamais. Dans ce vaste camp vivent des dizaines de milliers de travailleurs migrants, jusqu'à 150 000 selon certaines estimations impossibles à vérifier. L'entrée du camp est située à deux pas d'un gigantesque dépotoir, qui empeste l'air ambiant d'effluves écoeurantes.

Comme ailleurs en ville, il semble y avoir un boom à Sonapur. Un peu partout, on érige de nouvelles bâtisses qui serviront à abriter les travailleurs. Les bâtiments ressemblent à de gros motels de quatre ou cinq étages, sauf qu'ici, on partage les chambres à six, douze ou vingt, dans des conditions d'hygiène souvent douteuses.

Le long des routes, des centaines d'autobus sont garés. Ils serviront à transporter les hommes aux chantiers dès l'aurore.

Les nombreux témoignages recueillis sur place par La Presse Affaires se ressemblent tous tristement. Pour la plupart, les travailleurs ont dû payer des milliers de dollars à des «agents» dans leurs pays d'origine pour avoir le droit d'entrer à Dubaï.

À leur arrivée, les employeurs ont confisqué leurs passeports, et généralement omis de leur verser un mois de salaire, souvent plus.

Shaukat Ali a 28 ans, mais il semble en avoir au moins 40. Il compte avec précision le nombre de mois qu'il a passés à Dubaï. Il en est à son 37e. Le Pakistanais travaille comme «helper» sur des chantiers de construction, pour un salaire de base de 160 $ par mois.

Le matin, Shaukat a souvent des papillons dans l'estomac avant de se rendre au boulot. Il a peur. «Les conditions de travail ne sont pas sécuritaires, mais on n'a pas le choix», dit-il, résigné. «Tous les chantiers sur lesquels j'ai travaillé étaient dangereux.»

Pas besoin d'être un spécialiste de la construction pour constater cette dangerosité. Une simple ballade en voiture permet d'identifier une multitude de chantiers douteux à Dubaï et dans ses environs.

Les problèmes sont partout: échafauds sommaires, équipements de sécurité insuffisants, absence de harnais. Dans un chantier que nous avons visité, les employés étaient perchés à une hauteur d'au moins 10 étages sur de vulgaires planches 2 par 4 placées transversalement. Dans un autre site, des hommes travaillaient dans les airs... en menues sandales! Tout ça sous une chaleur étouffante qui peut atteindre 50 degrés Celsius l'été.

Les accidents de travail sont nombreux, mais bien malin celui qui saurait les comptabiliser. «Il n'y a pas de statistiques officielles aux Émirats arabes unis, sauf à Dubaï, et elles sont bien en deçà de la réalité», soutient Hadi Ghami, chercheur de Human Rights Watch qui s'est rendu à plusieurs reprises dans l'émirat pour documenter la situation.

«En 2004, les ambassades étrangères ont retourné en tout 880 corps de travailleurs de la construction, il y a eu 880 morts pour l'ensemble de Émirats arabes unis, sans qu'on connaisse la cause, affirme M. Ghami. Pourtant, le gouvernement dit que seulement 34 personnes sont mortes dans des accidents de travail à Dubaï.»

Au cours des deux dernières années, les travailleurs ont commencé à se rebeller contre leurs mauvaises conditions de travail. Des grèves spontanées et même une émeute violente ont éclaté sur certains des plus gros chantiers de la ville – comme ceux du gratte-ciel géant Burj Dubai et du nouvel aéroport. Du jamais vu dans l'émirat.

Devant de tels débordements, bien mauvais pour l'image immaculée de Dubaï, les autorités locales ont promulgué de nouveaux règlements dans le but de protéger les travailleurs. Elles ont notamment annoncé la création d'une cour spéciale visant à régler les différends entre employeurs et travailleurs.

Le gouvernement affirme aussi avoir ordonné la fermeture de 100 camps de travailleurs à la fin novembre pour des manquements aux règles de sécurité.

Pour l'heure, Salamat Razzak espère toujours voir ses conditions s'améliorer.

Mais il ne se fait pas trop d'illusions. Il a dû talonner son patron pendant trois ans pour obtenir une hausse salariale de 60 dirhams (18$ CA) par mois, l'équivalent de 75 cents par jour de travail. L'homme se dit prêt à participer à une grève, même s'il est bien conscient que la menace d'une expulsion du pays n'est jamais bien loin.

«Si des gens l'organisaient, si tout le monde était prêt à participer, je ferais la grève, explique l'Indien sans émotion. Le pire qu'ils peuvent faire, c'est de me renvoyer dans mon pays, et en Inde, c'est mieux qu'ici.»

Malaise

La question des travailleurs de la construction suscite généralement un malaise quand on l'aborde avec les entrepreneurs locaux ou étrangers. Dans la plupart des cas, ils reconnaissent l'existence de certains abus.

Mais ils font vite valoir que ces hommes bénéficient à Dubaï d'une bien meilleure paie et de conditions beaucoup plus avantageuses que celles qu'ils auraient eues dans leur pays d'origine.

Cela est souvent vrai. Sauf qu'avant de venir à Dubaï, les travailleurs sont rarement informés qu'on confisquera leurs passeports, en plus de les priver dans bien des cas de plusieurs mois de paie (ce fut le cas de tous ceux que nous avons interrogés).

Aussi, certains se font promettre des salaires plus élevés que ceux qui leur sont finalement versés une fois sur place.

Les cas de détresse psychologique sont nombreux chez ces hommes qui doivent souvent faire vivre une famille à distance, en plus de rembourser des prêts substantiels contractés pour entrer à Dubaï. Parfois, la mort devient la seule issue.

«On sait qu'un nombre croissant d'Indiens se suicident, dit Hadi Ghami, de Human Rights Watch. Nous avons documenté le cas d'un travailleur qui a été dans le pays pendant six mois, il a été payé seulement un mois. Il était en retard dans ses remboursements, il s'est enlevé la vie au camp.»

Dans un univers aussi difficile, où l'absence de divertissements et de femmes est criante, est-il possible d'entretenir des rêves ? Alamgir Hossain, un Bangladeshi de 24 ans, espère un jour pouvoir goûter au monde de luxe et d'opulence qu'il contribue chaque jour à bâtir.

«J'aimerais être comme ça dans quelques années, dit-il avec espoir. Faire beaucoup d'argent, retourner dans mon pays et être riche.»

L'entretien est terminé. Il est tard, Alamgir et ses collègues doivent regagner leur petite chambre. La journée commencera tôt demain.