On le redoutait depuis le premier jour. La rumeur courait depuis l'automne dernier. C'est maintenant officiel: après un millier de jours d'audience, le procès le plus long des annales judiciaires canadiennes a capoté.

On le redoutait depuis le premier jour. La rumeur courait depuis l'automne dernier. C'est maintenant officiel: après un millier de jours d'audience, le procès le plus long des annales judiciaires canadiennes a capoté.

Le juge Paul Carrière, de la Cour supérieure à Montréal, qui entendait le procès depuis 1998, est forcé de prendre sa retraite pour des raisons de santé.

L'affaire qui a occupé la quasi-totalité de sa carrière de juge, Castor Holdings, une querelle aux enjeux dépassant les 1,5 milliard, devra donc être reprise à zéro.

L'affaire oppose plusieurs investisseurs qui ont perdu 600 millions en 1992 dans la faillite de Castor, une société immobilière. En dollars d'aujourd'hui, cela représente 1,5 milliard.

Une enquête de la GRC a conclu que le dirigeant de Castor, Wolfgang Solzenberg, 66 ans, avait commis des fraudes. Un mandat d'arrêt lui reprochant 41 infractions a été lancé, mais il est impossible de l'extrader d'Allemagne. Il n'a donc jamais eu de procès.

Incapables de récupérer leur investissement, des caisses de retraite et des individus se sont tournés vers la firme comptable Coopers Lybrand, qui vérifiait les états financiers de Castor. On leur reproche d'avoir négligé leur travail et de n'avoir pas remarqué la fraude qui était en train de se produire. Le procès consiste à déterminer si les comptables ont respecté les règles de l'art et s'ils peuvent être tenus responsables des pertes des investisseurs.

Le débat est donc hautement technique. Pendant quatre ans, un expert comptable a témoigné devant le juge Carrière -un record en soi. Il a épluché des années de livres comptables et en a conclu à une faute de Coopers -ce qui est vigoureusement contesté.

Assez rapidement, il est devenu évident pour tout le monde que le procès dépasserait l'année ou les «18 mois maximum» annoncés au début. Comme le juge Carrière ne rajeunissait pas, les avocats ont même pris une assurance sur la vie du juge, afin de couvrir les frais en cas d'annulation du procès. L'assurance coûtait trop cher et elle fut abandonnée, après quoi le magistrat fut considéré non assurable par la compagnie d'assurances.

Le procès s'est enlisé dans les sables mouvants des détails les plus microscopiques. La preuve des demandeurs avait pris fin en 2005. Les défendeurs devaient terminer la leur en 2008. Et le jugement devait être rendu en 2010, année de la retraite obligatoire du juge Carrière.

J'avais visité le juge Carrière en 2004. Dans la salle d'audience en forme d'entrepôt, on avait au fil des ans dévissé toutes les rangées de bancs. Il n'y avait plus que des caisses et des classeurs. Les improbables curieux qui voulaient écouter ce procès devaient rester debout ou quêter une chaise.

Derrière cette salle, du côté des bureaux de juges, deux chambres fortes complètes et des murs pleins de classeurs complétaient la documentation entourant le procès. Chaque jour, en plus d'écouter la preuve, le juge Carrière recevait 200 pages de transcription d'une journée précédente, et en faisait un résumé de 15 pages.

Mais comment gérer environ 1000 résumés de 15 pages après 10 ans? Tout ce fatras de papiers éparpillés sur des années, ces témoignages... cela semblait une tâche héroïque autant qu'absurde. On ressortait de cette visite avec un sentiment d'anxiété et de vertige.

Malgré tout, l'échéancier (révisé) était à peu près respecté. Sauf qu'en novembre dernier, le juge Carrière, alors âgé de 71 ans, a été opéré d'urgence pour des problèmes cardiaques. Affaibli par la maladie, souffrant même de problèmes de mémoire après son anesthésie, le magistrat a dû se résoudre à abandonner la cause.

Le juge en chef François Rolland a tenté une conciliation pour mettre un terme à l'affaire. Il a même mandaté l'ancien juge en chef de la Cour d'appel, Pierre A. Michaud, un des juristes les plus respectés en ville, pour tenter de rapprocher les parties. Nouvel échec.

Depuis le début, les investisseurs disent que Coopers a tout intérêt à faire traîner la cause, pour éviter un jugement défavorable. Les avocats des comptables répliquent que tout est de la faute des demandeurs, qui ont choisi de tout prouver dans le détail. D'autres reprochent au juge Carrière, trop doux, trop patient et trop perfectionniste, d'avoir enduré inutilement des interrogatoires trop longs.

Quoi qu'il en soit, cette affaire, véritable épine au pied de la Cour supérieure, s'achève de la pire manière pour la justice comme pour le juge Carrière: sans conclusion.

Tout n'est pas perdu. Vendredi, le juge en chef Rolland a mandaté la juge Marie St-Pierre pour entendre l'affaire du début. Mais il ordonne que la demande se contente de 120 jours (un an), et la défense pas plus. Bref, il veut un jugement en 2010, comme promis.

Tout ceci au moment où la Cour supérieure s'attelle avec un certain succès à réduire les délais, qui ont explosé dans les affaires civiles ces dernières années. La nouvelle tendance est à l'interventionnisme des juges, et un tel dérapage serait «impossible» aujourd'hui, assure le juge en chef.

En reprenant cette affaire après cette trop longue répétition générale, la juge St-Pierre a le lourd fardeau d'en faire la démonstration dans le court délai... de trois ans.