Un nombre grandissant de cadres se tuent au travail. Au sens figuré comme au sens propre. Plusieurs voix s'élèvent pour faire connaître et dénoncer la détresse des gestionnaires.

Un nombre grandissant de cadres se tuent au travail. Au sens figuré comme au sens propre. Plusieurs voix s'élèvent pour faire connaître et dénoncer la détresse des gestionnaires.

"Je vous demande de bon coeur de contribuer activement à la diminution de la souffrance des gestionnaires. "

Celui qui parle ainsi, c'est le psychologue François Leduc, qui a reçu jeudi dernier le Mérite annuel décerné par la Société québécoise de psychologie du travail et des organisations.

M. Leduc est en contact régulier avec des cadres depuis 15 ans. "Leur condition s'est détériorée et plusieurs vivent des situations dramatiques ", dit-il.

L'aplatissement des structures a alourdi leur tâche. Ils ont en même temps plus d'employés à diriger et trop peu de personnel pour accomplir les mandats qui leur sont confiés.

Ils compensent personnellement les trous dans leurs équipes.

Ils doivent être une figure d'autorité vers le bas, mais il ont peu de pouvoir vers le haut. Ils sont souvent isolés, sans espace commun pour partager avec des collègues de leur niveau ou en compétition avec eux. Ils n'osent pas se confier à leur supérieur ou à leurs subalternes.

"La pression sur les rendements financiers est un facteur énorme de stress pour les cadres. Il faut hausser les revenus et réduire les dépenses. Or, les coupes dans la main-d'oeuvre et l'allongement des heures de travail des cadres sont des moyens faciles d'y arriver ", déplore M. Leduc.

Pour être performant, le cadre se retrouve en por te-à-faux avec lui-même et ses proches.. "Tous les ingrédients menant à l'épuisement professionnels sont là : la surcharge de travail, l'absence de contrôle sur son travail, la non-reconnaissance, l'absence d'environnement social, l'inéquité et la confrontation entre les valeurs personnelles et celle de l'organisation", résume François Leduc.

Il n'est pas le seul à dresser un portrait sombre. La réalisatrice Martine Forand, qui a plongé dans l'univers des cadres en détresse pendant plus de deux ans avant de réaliser Quand le cadre ne cadre plus, a appris que, en l'espace de quelques mois, trois cadres d'une grande entreprise québécoise s'étaient suicidés dans leur bureau.

Peu de temps avant la diffusion de son reportage, des proches de Mme Forand lui ont rapporté qu'une gestionnaire de leur entreprise s'était pendue dans son bureau. "Plusieurs facteurs peuvent expliquer le suicide. Mais quand un cadre s'enlève la vie dans son bureau dans un contexte où les pressions dans l'organisation sont énormes, le travail est certainement en cause", croit Martine Forand.

La réalisatrice a été bouleversée par les témoignages recueillis au fil de son enquête: "J'ai été frappée par l'intensité de leur douleur et par la durée de leur arrêt de travail, allant de plusieurs mois à plusieurs années. Et pourtant, ces gens étaient perçus et se percevaient, avant de craquer, comme des êtres très forts. C'était des winners, des performants", dit-elle.

Dans un tel contexte, le psychologue François Leduc estime que les cadres doivent se placer en état de "soin intensif personnel extrême".

"Ils doivent marquer un temps d'arrêt pour prendre conscience de ce qui leur arrive et des conséquences puis le nommer. Ils doivent se donner un espace de parole et se redonner un pouvoir d'initiative", dit-il.

Selon M. Leduc, les Programmes d'aide aux employés, axés sur les solutions cliniques individuelles, sont insuffisants et inadéquats pour les cadres. "Les gestionnaires doivent intégrer une lecture organisationnelle et politique de leur situation. Voilà pourquoi l'apport des psychologues du travail est important", explique-t-il.

"Pour passer du désespoir à l'espoir, les gestionnaires en souffrance ont besoin d'une aide qui les guide vers des solutions organisationnelles", poursuit-il.

Quel coaching?

En préparant son reportage, Martine Forand a entendu quelques personnes vanter les mérites du coaching pour venir en aide aux cadres. Elle est loin d'y voir une panacée.

"Plusieurs coachs sont des psychologues cliniciens qui, en ajoutant ce titre à leur carte professionnelle, demandent un taux horaire deux fois plus élevé. Plusieurs de ces coachs sont payés par les employeurs afin que leurs cadres ne lâchent pas et continuent d'être aussi productifs ", déplore-t-elle.

Martine Forand est consciente du fait que son enquête laisse les chercheurs de solutions simples sur leur faim. Elle regrette également d'avoir dû couper au montage les propos de Gérald Larose, l'ancien président de la CSN. "Quand on se blessait en travaillant au pic et à la pelle, ça saignait et tout le monde s'en rendait compte. Aujourd'hui, 90% de notre travail se passe entre les deux oreilles. C'est de là qu'on saigne, même si ça ne se voit pas. Pour guérir ce mal, nous devons reconnaître socialement que les maladies mentales sont les nouvelles maladies du travail ", disait-il en substance.

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