Il y a un an, l'un des pires accidents industriels de l'histoire faisait plus de 1200 morts en banlieue de Dacca, au Bangladesh, à la suite de l'effondrement d'une usine de vêtements destinés aux pays occidentaux. Les consommateurs ont compris que s'ils trouvent des vêtements à bas prix dans leurs magasins préférés, c'est que des ouvriers étrangers travaillent pour une bouchée de pain dans des usines dangereuses, pour le compte d'entreprises multimillionnaires.

Bina Rani a perdu sa fille dans l'effondrement du Rana Plaza.Elle était couturière dans une usine du troisième étage de cet immeuble de béton de Dacca: elle gagnait 140$ US par mois. Après sa mort, la famille a touché 1400$ US. Depuis, c'est la misère.

Depuis un an, la colère n'a pas quitté les habitants de Savar, le quartier du textile situé à l'ouest de la capitale bangladaise.«Il y a des familles qui ont perdu leur seule source de revenus et qui n'ont plus rien», explique Mahdin Mahboob, professeur à la University of Liberal Arts du Bangladesh, joint à Dacca, qui nous rapporte l'histoire de Bina Rani.

Si l'effondrement du Rana Plaza a tué 1135 personnes, on estime que le drame a fait 3600 victimes. Autant de personnes condamnées à la pauvreté dans un pays où les victimes d'accidents du travail ne sont presque pas indemnisées.

«Seule une poignée d'entre eux a reçu des compensations, dit M. Mahboob, qui a mis sur pied sa propre fondation, la Savar Foundation. La grande majorité n'a rien eu et continue à souffrir.»

Casse-tête

Il y a bientôt un an, l'effondrement du Rana Plaza avait suscité le choc et la consternation chez les consommateurs occidentaux, poussant les grandes marques à s'engager.

Mais à deux semaines du premier anniversaire, les victimes et leurs familles attendent toujours les compensations des 29 marques de prêt-à-porter qui sous-traitaient leur production au Rana Plaza.

«Il y a toujours le risque d'une compensation insuffisante», admet Gilbert Houngbo, directeur général adjoint de l'Organisation internationale du travail (OIT), joint à Genève.

Le versement de compensations est un processus long et délicat, qui dépend du bon vouloir des marques: celles-ci n'ont aucune obligation légale.

«Beaucoup d'acheteurs internationaux considèrent que sur le plan juridique, les victimes n'étaient pas leurs employés. Ils ne se reconnaissent pas de responsabilité légale. Plus on se rapproche des États-Unis, plus ce sentiment est fort», note M. Houngbo, ancien premier ministre du Togo, qui a aussi étudié et travaillé au Québec.

Depuis un an, l'OIT joue le rôle de facilitateur entre les sociétés textiles, le gouvernement du Bangladesh, les ONG et les syndicats d'ouvriers. L'OIT a supervisé la création d'un fonds de compensation unique pour les victimes, en plus de faciliter la signature de l'Accord sur les incendies et la sécurité des bâtiments au Bangladesh.

L'OIT estime qu'il faudrait environ 40 millions US pour indemniser les victimes et a créé un fonds pour recueillir les dons.

Mais à deux semaines du premier anniversaire du Rana Plaza, il manque encore les deux tiers de la somme.

Refus

C'est que l'idée même d'indemniser les victimes n'a jamais fait l'unanimité parmi la vingtaine de clients des usines du Rana Plaza.

Ainsi, la Britannique Primark a annoncé qu'elle indemniserait les 560 ouvriers qui travaillaient pour elle, à hauteur de 9 millions US, en plus de donner 1 million US au fonds commun.

«C'est l'exception qui confirme la règle», dit M. Hungbo.

La firme a déjà versé 640$US aux survivants et aux familles des victimes. Mais même cet engagement comporte son lot de problèmes.

«Ce sont des compensations pour 600 personnes sur un total de 3600: vous créez une frustration qui peut engendrer une manifestation sociale, croit M. Houngbo. D'un autre côté, s'il y a 600 personnes qui peuvent avoir de l'argent, mais ne l'ont pas, ça peut aussi créer des tensions.»

Loblaw s'est quant à elle engagée à indemniser les victimes sur le long terme, en plus de verser trois mois de salaires aux employés de son sous-traitant bangladais, New Wave Style.

Mais toutes les sociétés n'ont pas été aussi promptes à s'engager. Les sociétés américaines Walmart et Children's Place (Disney) ont attendu 11 mois après l'effondrement du Rana Plaza pour annoncer qu'elles verseraient 2,2 millions US au fonds de compensation.

Enfin, d'autres sociétés impliquées dans le drame refusent tout simplement d'indemniser les victimes. C'est le cas notamment de Benetton, Matalan ou Auchan. En tout, une quinzaine de marques n'ont toujours pas fait de contribution.

Tragique ironie

Mais un an après le Rana Plaza, il y a encore un trou béant qui n'a pas été comblé: c'est l'absence de cadre législatif assurant les compensations en cas d'accident au travail.

Au Bangladesh, la compensation maximale en cas de blessure ou de décès au travail est de 1000$US: une condamnation à la misère.

Pourtant, des milliers de travailleurs, tous secteurs confondus, sont exposés à des conditions de travail dangereuses.

Pour Sara Hossain, avocate à Dacca et militante pour les droits des travailleurs, c'est là le drame, bientôt un an après le Rana Plaza.

«Si vous arrivez à mourir ou à vous faire blesser au Rana Plaza, vous pouvez avoir de l'argent pour recommencer votre vie, aider votre famille. Mais si vous avez la malchance d'être blessé ou de mourir ailleurs, rien ne vous dit que votre famille pourra se reconstruire. C'est une ironie tragique.»

Photo Ismail Ferdous, archives AP

L'effondrement du Rana Plaza a fait 1129 morts l'année dernière. 

L'accord sur les incendies et la sécurité des bâtiments au Bangladesh

Mis en place par des représentants des ouvriers du textile, des ONG et les grands acteurs de l'industrie, sous la supervision de l'Organisation internationale du travail, l'Accord est un vaste programme d'inspection et de remise aux normes des entreprises textiles du pays. Près de 125 entreprises de prêt-à-porter l'ont signé et financent ce programme.

Les inspections sont menées par des équipes internationales et bangladaises - le chef des inspections, Brad Loewen, est Canadien - et les rapports doivent être rendus publics sur le site de l'Accord. Dix rapports y ont déjà été publiés. Ceux qui établissent un danger immédiat seront transmis aux autorités bangladaises sur-le-champ. Les réparations sont financées par l'Accord et les employés de ces entreprises continuent de recevoir leur salaire jusqu'à ce que leur lieu de travail soit remis aux normes.

www.bangladeshaccord.org

Photo Jeff Holt, Bloomberg

Des travailleuses confectionnent des t-shirts pour le groupe Viyellatex. 

L'accord contre l'alliance

Après le 24 avril 2013, plus d'une centaine d'entreprises de prêt-à-porter principalement européennes ont signé l'Accord. Mais du côté des États-Unis comme du Canada, les grands détaillants lui préfèrent l'Alliance for Bangladesh Worker Safety: une initiative nord-américaine signée par 26 détaillants, qui promet l'audit de certaines usines.

Pour l'ONG Clean Clothes Campaign, cette approche n'offre rien de nouveau: c'est une autorégulation de l'industrie, faite par les grandes sociétés, sans obligation de rendre publiques ses informations. Et l'Alliance compte de grands absents: des représentants des travailleurs.

www.bangladeshworkersafety.org/

Les détaillants de vêtements commencent à réagir

Aucune entreprise québécoise du domaine du vêtement n'est membre de l'un des deux groupes mis sur pied dans le but d'améliorer les conditions de travail des employés des usines du Bangladesh. Plusieurs ne semblent pas non plus avoir de politique claire à ce sujet. Des détaillants importants joints par La Presse, comme Reitmans, L'Aubainerie, Simons, la chaîne Laura et le Groupe Marie-Claire (Terra Nostra, San Francisco, Le Grenier), n'ont pas donné suite à nos demandes. Mais d'autres se préoccupent des «petites mains» qui fabriquent leurs vêtements, dans divers pays en voie de développement. Voici quelques exemples.

Jacob

Près de 75% des vêtements vendus chez Jacob viennent de l'étranger: la Chine, majoritairement, et ensuite le Viêtnam, le Cambodge et le Bangladesh. Environ 3% des vêtements Jacob sont faits au Bangladesh et la société étudie actuellement l'opportunité de se joindre à l'Accord ou à l'Alliance. Jacob a mis sur pied il y a plusieurs années un code d'éthique et tous les manufacturiers embauchés par l'entremise de son agent en Asie, Li&Fung, doivent s'y conformer, indique la porte-parole Cristelle Basmaji.  

Mountain Equipment Coop

L'approvisionnement auprès d'entreprises ayant des pratiques responsables est au coeur des activités de la coopérative de vêtements de plein air MEC. «C'est un aspect essentiel de notre offre globale: offrir de bons produits à bon prix, sans sacrifier le respect et la dignité des travailleurs», explique Naomi Ozaki, responsable de la production pour la coop. Les produits de la marque maison de MEC sont fabriqués dans des usines soumises à son code de conduite, inspectées régulièrement par la Fair Labour Association (FLA), dans des pays comme les Philippines, l'Inde et le Viêtnam, mais pas le Bangladesh. Les autres marques vendues en magasin doivent signer le même code de conduite, mais sont responsables de leur processus de vérification.  

Le Château

La marque québécoise, qui a rendu public son code d'éthique en 2009, produit environ 40% de ses vêtements en Amérique du Nord. Les autres pays fournisseurs sont la Chine, et ce n'est qu'une infime partie des vêtements vendus dans ses magasins qui sont produits en Europe. «Cela n'a jamais été dans notre modèle d'affaires de produire au Bangladesh», indique Franco Rocchi, vice-président des ventes du Château. La tragédie du Rana Plaza démontre selon lui l'importance de garder un code d'éthique strict pour ses sous-traitants. «C'est important pour nos consommateurs», croit-il. 

Tristan

Une partie des vêtements vendus chez Tristan est fabriquée dans les usines de l'entreprise en Estrie. Les autres viennent surtout de Chine. Selon le propriétaire, Gilles Fortin, les détaillants n'ont pas réellement à coeur les conditions de travail dans les usines à l'étranger. «Je ne crois pas à cette sensibilité. Ils ont juste peur de se faire prendre», lâche-t-il. Et les consommateurs? «Les filles veulent des chandails à 15$. [À ce prix-là], on ne peut pas les faire faire au Canada ni même en Chine. Alors...» Les clients s'intéressent peu à la provenance d'un vêtement, dit-il. Si un prix semble élevé, «le souci de l'humanité prend le bord assez rapidement».  

La Baie d'Hudson

D'ici la fin du mois, HBC (Hudson's Bay Company) sera le deuxième détaillant canadien - après MEC - à publier la liste des usines qui fabriquent les vêtements de sa marque maison, notamment au Bangladesh, au Cambodge, en Indonésie, en Tunisie et au Pérou. «La tragédie au Bangladesh nous a incités à revoir notre politique à ce sujet», explique la directrice des communications de HBC, Tiffany Bourré, qui ajoute que cette initiative est une première étape. La Baie d'Hudson est membre de l'Alliance for Bangladesh Worker Safety, mais a décidé d'aller un peu plus loin que les exigences du groupe.

Photo Jeff Holt, Bloomberg

Des travailleuses Vintage Apparels Ltd. poursuivant leur travail quelques jours après la tragédie du Rana Plaza.