À l'autre bout du fil, Todd Bennett cache mal sa déception. Après avoir travaillé 14 jours d'affilée, il n'est pas sitôt descendu d'avion qu'il doit repartir le lendemain. Son employeur a besoin de lui sur un autre chantier. Au lieu d'une semaine de congé, il n'aura qu'un soir pour lire des histoires à ses gamins de 12, de 6 et de 4 ans.

Homme à tout faire chargé de la maintenance de camps miniers, Todd Bennett est ce que les Australiens appellent un «fly-in, fly out». Ces travailleurs volants sont parachutés sur les chantiers, les mines et les ports du nord de l'Australie-Occidentale. Ils y travaillent de huit jours à trois semaines de suite, à raison de 12 heures par jour. Puis, ils rentrent à la maison en avion pour une semaine de repos.

C'est un nouveau métier pour Todd Bennett, un touche-à-tout de 44 ans. Électricien de formation, il a travaillé dans le domaine pendant 10 ans jusqu'à ce que sa santé lui joue un mauvais tour. Après s'être fait greffer un rein, il a renoncé à sa licence d'électricien.

«Je veux profiter de la vie», résume Todd Bennett. Il s'est réincarné en guide touristique, en propriétaire de confiserie, en investisseur immobilier. Soucieux de passer du temps avec sa famille, lui et son épouse, Jane, ont fait le tour de l'Australie avec leurs enfants pendant huit mois l'an dernier. Mais à leur retour, en septembre, la réalité financière a rattrapé la famille.

«J'avais besoin d'un gros salaire pour renflouer nos finances. Travailler comme fly-in, fly out, c'est la façon la plus facile d'y arriver», raconte Todd Bennett.

Les travailleurs miniers de la région du Pilbara sont les mieux payés de l'industrie, selon une étude de la Commonwealth Bank. Les salaires dans le nord de l'Australie-Occidentale sont 62% plus élevés que la moyenne nationale.

D'après le quotidien The Australian, qui s'est intéressé aux salaires chez Rio Tinto après que l'entreprise eut été décrite comme exploiteuse, un travailleur du Pilbara recevra un salaire annuel de près de 100 000$ à la base. Un camionneur gagnera 120 000$, un opérateur de machinerie, au moins 140 000$, un superviseur, entre 135 000$ et 230 000$, un conducteur de train, 200 000$ et plus.

Mais ces salaires alléchants ont leur prix, observe Jane Bennett dans sa cuisine, alors qu'elle prépare le souper de ses trois enfants à sa maison de South Fremantle, seule en ce soir de la Saint-Valentin. «[ThinSpace]Quand il est ici, il est 100% à la maison, dit-elle. Mais il rate beaucoup de choses. La journée d'orientation de notre plus grand à son entrée à l'école secondaire. Le 40e anniversaire d'un bon copain. La fête de 1 an de son neveu. Les deux partys de famille à Noël.

«Pris séparément, ce n'est pas la fin du monde. Mais cela s'accumule.»

Ces rendez-vous manqués attristent John Bennett. «Je me rends compte que mes enfants grandissent loin de moi.»

La vie de fly-in, fly-out est dure pour les familles. Si la hausse réputée des divorces repose plus sur des anecdotes que sur des faits, l'augmentation du stress et de la consommation d'alcool est documentée chez ces salariés qui travaillent 84 heures par semaine, de jour comme de nuit.

Le recours aux travailleurs volants, qui composent près de la moitié des travailleurs miniers en Australie-Occidentale, crée aussi des problèmes dans les communautés où ils atterrissent. Le ressentiment des locaux est d'autant plus grand que ces travailleurs ne dépensent pas beaucoup d'argent sur place, étant logés et nourris par leur entreprise.

«Il n'y a à peu près pas de retombées pour l'économie locale, note John Semple, un consultant en santé et en sécurité qui travaille lui-même comme fly-in, fly-out dans les mines du Queensland.

«Vous avez 300 à 400 gars qui débarquent et qui prennent un coup à la fin de leur journée de travail. Les gars de la place les détestent, parce qu'ils courtisent leur copine. Cela crée beaucoup de remous.»

Avec les bagarres liées à l'alcool et la prostitution, le taux de criminalité des petites villes situées à proximité des camps miniers est deux fois plus élevé que celui observé en moyenne dans les États miners, conclut Kerry Carrington, professeur de droit au Queensland University of Technology, dans une recherche récemment publiée dans le British Journal of Criminology.

Une façon de diminuer la violence, d'après la professeure Carrington, serait de faire de ces petites cités minières de vraies villes régionales. C'est aussi l'avis de Paul Howes, l'influent chef du Australian's Workers Union, un syndicat qui tente de faire une percée en Australie-Occidentale.

«Le fly-in, fly-out est une organisation du travail très dure qui détruit les familles et les communautés, a-t-il dénoncé dans un discours prononcé récemment. En fait, c'est mauvais pour à peu près tout le monde, sauf les actionnaires. Il y a une occasion maintenant de construire des centres urbains dans le désert, grâce aux revenus de la nouvelle taxe sur les ressources naturelles.» Ce syndicaliste prend pour exemple la ville de Beersheba, dans le désert du Néguev, en Israël, qui compte 200 000 habitants.

Mais il n'est pas facile de se loger dans les petites villes du Pilbara. Le prix médian d'une maison à Karratha est de 862 500$, le double de celui à Perth! À Port Hedland, un acheteur doit allonger 732 500$ pour une maison qui ne paie pas de mine.

Ces prix stupéfiants s'expliquent par la rareté des terrains sur lesquels les promoteurs peuvent construire des habitations -ce qui est paradoxal considérant que le Pilbara ressemble à un désert.

Le gouvernement de l'Australie-Occidentale met trop de temps à délier les terres de la Couronne, explique Jan Ford, agent immobilier à Port Hedland. Puis, dans un deuxième temps, il faut s'entendre avec les populations autochtones, qui ont un droit de regard sur ces terres. Ainsi, les terrains se libèrent au compte-gouttes.

Le gouvernement organise donc des tirages au sort lors de leur mise en vente. «Lorsqu'il fait tirer 20 terrains, vous avez 200 personnes qui déposent leur nom dans la boîte», raconte Jan Ford. «Bingo» et votre fortune est assurée!

Ces prix élevés créent un cercle vicieux. Plus les maisons coûtent cher, moins de travailleurs peuvent y habiter. Ainsi, l'on «importe» des plombiers, des électriciens ou des carreleurs, ce qui hausse encore le prix des constructions.

«Chaque jour, des gens rebroussent chemin, faute de logements abordables, dit Jan Ford. Comme ce petit groupe de profs qui songeait à s'établir ici l'an dernier et qui a jeté l'éponge. Résultat, il n'y a pas de place en maternelle pour mon petit-fils cette année.»

Todd Bennett n'aurait pas été réfractaire à s'installer dans le Pilbara avec sa famille, s'ils avaient pu s'y loger. Au Nord, ce n'est pas la température de 45 degrés ou cette fine poussière rouge qui s'infiltre partout qui lui causent du souci. C'est de vivre loin des siens.

Aujourd'hui, toutefois, il rêve du jour où il mettra derrière lui sa vie de fly-in, fly-out. Soit dès que Jane, qui complète son diplôme en enseignement, se dénichera un poste de professeur.

«Si je décrochais un boulot aussi payant à Perth, je rentrerais demain matin.»