Si Denis Gagnon était chanteur, il brûlerait les planches à Paris comme aux États-Unis. Mais voilà, il fait du design de mode, un secteur où le Québec a toujours eu un mal fou à exporter ses créateurs. Après 10 ans de carrière, le plus coté de nos designers est presque inconnu en dehors de son milieu. Mais les choses sont en train de changer.

La presse ne tarit pas d'éloges. Ses défilés sont courus comme des spectacles - les deux derniers ont dû être présentés deux fois de suite pour répondre à la demande. Il vient de faire l'objet d'un film, et le Musée des beaux-arts de Montréal lui consacrera une exposition en octobre. Du jamais vu pour un couturier d'ici.

 

Ceux qui s'y connaissent sont unanimes: Denis Gagnon a l'étoffe d'un grand créateur.

«C'est vraiment un génie. Le terme est parfois utilisé un peu à la légère dans le milieu de la mode, mais lui, c'est un véritable visionnaire», assure la productrice torontoise Jeanne Beker, qui couvre la mode internationale depuis 25 ans pour l'émission-phare Fashion Television.

«La mode est encore confinée à son statut d'objet fonctionnel, éphémère et superficiel. Mais il y a une vraie création en phase avec une époque, un esprit, des obsessions, une vision des choses. Et Denis a ça. Son _uvre a une qualité plastique qui nous touche», explique Stéphane Aquin, conservateur de l'art contemporain au Musée des beaux-arts.

Pourtant, Denis Gagnon ne vend ni à Paris ni à New York. Et même si la presse canadienne anglaise s'extasie sur ses créations, les magasins Holt Renfrew de Toronto et de Vancouver sont ses seuls points de vente hors Québec. Détail ahurissant: il coud lui-même une bonne partie de sa production dans son sous-sol.

«Je vais avoir 50 ans dans deux ans, je n'ai pas de voiture, pas de maison, aucun REER. Je n'ai rien», résume-t-il dans le film Je m'appelle Denis Gagnon, du jeune réalisateur Khoa Lê.

Le constat est lucide mais non amer. Le designer a vécu un passage à vide en 2007, après avoir dû fermer sa boutique, mais la passion a vite repris le dessus.

«Si Denis Gagnon avait fait à Paris ou à New York ce qu'il fait depuis des années, il serait devenu une figure beaucoup plus internationale. C'est une honte qu'il ne soit pas reconnu à l'extérieur de nos frontières», martèle Jeanne Beker.

Une honte, sans doute, mais qui, hélas, n'a rien d'étonnant. Les designers d'ici ont toujours eu beaucoup de difficulté à faire rayonner leur talent.

«C'est difficile de s'occuper d'une entreprise avec tout ce que ça comporte, la production, la direction marketing, l'image, la vente. C'est beaucoup, beaucoup de travail. Le rêve ultime serait de trouver un Pierre Bergé», dit Denis Gagnon en faisant allusion au célèbre bras droit d'Yves Saint-Laurent.

Il l'avoue sans détour: il n'a pas la bosse des affaires. Mais ça n'explique pas tout. Exporter une griffe québécoise relève de l'exploit, même dans les meilleures conditions. Rien n'est jamais acquis.

Prenez Philippe Dubuc et son associée, Marie-Claude Gravel, responsable de la mise en marché. Le tandem idéal. Ils avaient établi un important réseau de distribution grâce auquel Dubuc vendait ses vêtements aux États-Unis, au Japon et en Europe. Ce qui ne l'a pas empêché de faire faillite et de devoir racheter sa propre marque pour pouvoir continuer.

Prenez Marie Saint Pierre. Après plus de 20 ans de présence ici et à l'étranger, ses qualités de femme d'affaires ne sont plus à démontrer. Lorsque nous lui avons parlé, le mois dernier, elle venait d'apprendre que le prestigieux magasin Takashimaya New York, un de ses meilleurs clients aux États-Unis, fermait boutique. «Ça ne nous met pas en danger, mais c'est à recommencer. On est une industrie fragile sur le plan de la pérennité et de la rentabilité. Ça ne prend pas grand-chose pour qu'on soit dans une situation financière difficile», résume la créatrice.

Il ne faut pas mettre tout le linge québécois dans le même panier. Des succès commerciaux, on en connaît plusieurs, en particulier dans le secteur manufacturier. On peut penser à des institutions comme Peerless ou Ribkoff, ou à des marques plus jeunes, comme Parasucco. Il y en a d'autres dans le jean, le cuir, la fourrure, les manteaux, dans les vêtements sport ou pour enfant. Et même si plusieurs sous-traitent en Chine, même si beaucoup d'emplois ont été perdus dans les ateliers montréalais depuis l'abolition des barrières tarifaires, la métropole québécoise reste le troisième centre de production vestimentaire en Amérique du Nord.

Mais pour les authentiques créateurs, ceux qui défendent une vision et aspirent à davantage qu'à s'inscrire dans l'air du temps - bref ceux grâce à qui Montréal peut revendiquer un statut de ville de mode -, l'expansion a toujours été problématique.

Le financement est le nerf de la guerre, et les designers doivent se battre pour en obtenir. «C'est affreux. On nous dit qu'on est un secteur mou, tout doit être garanti par multiples de 10», soupire Marie Saint Pierre.

Or, la taille restreinte des entreprises est un problème en soi. Les collections étant trop petites pour être fabriquées en Chine ou même confiées à des ateliers locaux, il faut les faire faire par des couturières, une main-d'_uvre rarissime à Montréal. Trouver des agents pour se faire représenter à l'étranger est encore plus compliqué. Même les tissus, livrés dans la mauvaises teinte, ou en retard, ou pas du tout, causent souvent des maux de tête.

Denis Gagnon a trouvé une solution originale: il ne commande jamais de tissu. Outre les matières qu'il retravaille et déconstruit (la fourrure, le cuir, les fermetures éclair), il taille ses échantillons dans des fins de lot qu'il paie une fraction de ce que lui coûteraient des étoffes importées. Et comme il s'agit de couleurs et de matières très simples, il n'a pas de mal à en retrouver lorsque vient le temps de réaliser ses commandes.

La stratégie d'affaires de Denis Gagnon est à l'image de sa création: unique et, surtout, très instinctive. Comme ses immenses montures Lanvin, cueillies sur le nez de la designer Renata Morales. «C'est une marque de commerce que j'ai décidé de prendre, un peu comme Sonia Rykiel avec ses cheveux ou Karl Lagerfeld avec son col roulé, ses bagues et son éventail», a-t-il expliqué à l'émission Tout le monde en parle. Et ça marche. Même si vous ne l'aviez jamais vu avant de lire cet article, vous le reconnaîtrez assurément la prochaine fois. Pour ce grand timide originaire d'Alma, c'est toute une révolution.

Depuis quelque temps, le designer fait aussi des efforts pour que ses clientes s'y retrouvent d'une saison à l'autre. Mais il continue à produire des collections audacieuses, dont seulement 20% des pièces seront retenues par les acheteurs. «Si tu veux présenter quelque chose de vraiment pertinent, il ne faut pas que tu te questionnes au niveau de la vente», lance-t-il dans Je m'appelle Denis Gagnon.

Déconnecté de la réalité? Au contraire. Contre toute attente, l'industrie est en train de donner raison aux créateurs comme Denis Gagnon, qui s'obstinent, saison après saison, à concevoir des vêtements haut de gamme distinctifs dans un endroit improbable comme le Québec.

Le modèle suédois, ça vous dit quelque chose? Depuis 2004, la grande chaîne de boutiques H&M, de Stockholm, remporte un succès fou avec ses fameuses collections-capsules. Ces vêtements dessinés par de grands noms comme Lagerfeld, Rykiel ou Cavalli, offerts à prix abordable mais en quantité limitée, s'envolent comme de petits pains chauds.

Lorsque les propriétaires de la chaîne Bedo ont décidé de reprendre la formule ici, ils n'ont pas hésité longtemps: leur première capsule sera griffée Denis Gagnon. Une collaboration sur laquelle ils fondent de grands espoirs.

«Ça va changer beaucoup de choses, je pense. C'est bon pour l'image, ça donne un hype, ça va nous aider à attirer une nouvelle clientèle», s'enthousiasme la designer en chef de la chaîne, Mary Nasri.

On l'a vu avec H&M:ce genre d'association peut rapporter gros en visibilité. «Nous, les créateurs, on a une histoire à raconter, on est interviewés par les journalistes. Les grands magasins n'ont pas toujours accès à ce type de publicité», note Philippe Dubuc.

Le designer s'y connaît en capsules. La chaîne Simons, pour qui il a conçu une collection masculine il y a quelques années, fait maintenant appel à ses services au rayon des femmes. Sa première capsule pour Icône, une des marques privées du détaillant, sera en magasin à l'automne.

Peter Simons croit beaucoup en cette formule où créateur et détaillant trouvent chacun leur compte. «C'est la créativité qui est vraiment le début d'un produit exceptionnel, et Philippe nous offre cette créativité. Trop souvent, quand les gens parlent de valeur, ils pensent «bas prix». Mais la créativité est une partie importante de la valeur.»

Et cette valeur, pour une fois, profite à ses auteurs. Denis Gagnon et Philippe Dubuc le reconnaissent: les capsules représentent une source de revenus très intéressante.

Marie Saint Pierre aussi a décidé de capitaliser sur sa marque - dans son cas, avec des produits dérivés. Le premier, un parfum, est prévu pour l'automne. «Ça pourrait nous donner une certaine stabilité parce que la cosmétique est beaucoup plus rentable que les vêtements. Il nous faut des produits pour lesquels on n'a pas besoin d'entrer dans un mode de production et de développement continus», explique-t-elle.

Les géants du luxe ne font pas autre chose lorsqu'ils apposent leur marque sur des jeans, des bijoux ou une foule d'autres articles. Mais cette stratégie n'est pas à la portée de tous. «Si la griffe n'a pas d'image ni de valeur aux yeux des gens, ça n'aura pas de succès, rappelle Philippe Dubuc. Il faut créer une image forte capable de faire rêver le consommateur qui n'a pas les moyens de s'acheter l'original.»

Si Dubuc, Saint-Pierre et Gagnon ont aujourd'hui un nom à monnayer, c'est parce qu'ils sont restés fidèles à leur vision, quoi qu'il ait pu leur en coûter. Simons et Bedo sont les premiers à en avoir saisi le potentiel. Parions qu'ils ne seront pas les derniers.

 

L'année Denis Gagnon

«Je veux que ce soit la décennie où Denis Gagnon va se révéler au monde et faire la fierté du Québec parce qu'il sera reconnu à l'extérieur», déclare Barbara Atkin, vice-présidente tendances mode de la chaîne Holt Renfrew. Il est le seul Québécois à figurer dans son World Design Lab, espace sélect consacré aux créateurs émergents de partout. «Si j'avais beaucoup d'argent et si je ne travaillais pas pour Holt Renfrew, j'irais avec lui à Paris, je m'occuperais des défilés, je le ferais entrer dans toutes les bonnes boutiques», rêve-t-elle.

Le principal intéressé est plus ouvert que jamais à un partenariat d'affaires. «C'est une année charnière, le vent est bon, ce serait bien de le prendre», souligne-t-il.

Denis Gagnon a un nom et du talent à revendre. Ce qu'il lui manque pour aller plus loin? Que quelqu'un le voie comme une occasion d'affaires. Y a-t-il un Pierre Bergé dans la salle?