La pile de journaux est là, intacte, sur le coin de la table. Ce matin, Jacynthe Côté n'a pas eu le temps de les parcourir comme elle le fait d'habitude en arrivant au bureau, à l'aube.

«Je suis une fille matinale, j'aime ça le matin, c'est tranquille», sourit-elle.

Au siège social de Rio Tinto Alcan, rue Sherbrooke, il n'y a pas grand monde à 6h30.

Et c'est tant mieux, dit la patronne. «Je ne veux pas que les gens changent leur discipline personnelle parce que le patron est là tôt.»

Dans son bureau tout simple, pas mal moins luxueux que celui de son prédécesseur, trônent les photos encadrées de ses trois enfants. Et un calme total règne.

À cette heure-là, Jacynthe Côté est disponible pour les employés de l'entreprise en Australie, en Asie ou en Europe qui, à cause des différents fuseaux horaires, n'ont pas l'occasion de lui parler à d'autres moments de la journée. «C'est une fenêtre privilégiée pour eux, une fenêtre où j'essaie de ne rien mettre.»

Ce n'est pas toujours possible. Depuis un peu plus d'un an, Jacynthe Côté dirige une entreprise sur laquelle le soleil ne se couche jamais. Rio Tinto Alcan est active dans 27 pays et son chef de l'exploitation dirige 24 000 employés qui travaillent dans 23 alumineries, 10 raffineries d'alumine et 6 mines de bauxite.

Ça veut dire, entre autres choses, beaucoup, beaucoup de voyages pour la patronne. Combien de jours par année? Elle n'ose pas compter, mais avance qu'elle est probablement en déplacement plus de la moitié de l'année. «Tout est relatif. J'entendais l'autre jour mon conjoint parler à sa mère qui s'informait si j'avais voyagé cette semaine et lui qui répondait que non. Je rigolais parce que le lundi et le mardi, j'étais allée à Paris!»

Un voyage de seulement deux jours, ça ne compte plus vraiment comme un voyage dans la famille de Jacynthe Côté. Aller à Québec, au Saguenay, ou même à Vancouver, ça ne compte pas non plus. «Ça démontre que la famille a un certain degré d'habitude», commente la voyageuse.

Elle-même est devenue avec le temps une pro du voyage. «Je ne suis pas un bon compagnon de voyage, s'esclaffe-t-elle. Je lis un peu, je travaille. Je fais attention à ce que je mange. Et j'ai appris que chaque heure de sommeil qu'on peut récupérer, c'est bien de le faire.»

Ça lui réussit. «Honnêtement, j'arrive d'Australie, j'arrive du Japon, j'arrive d'Europe et les gens qui me voient ne peuvent pas vraiment deviner que j'arrive de l'extérieur. Je ne suis que peu incommodée par le décalage horaire.»

Ses déplacements ne sont pas distribués également dans l'année. «J'ai des pointes, comme en avril, ça va être très intense. Je vais deux fois en Australie, une fois au Japon et il faut que je revienne entre l'Australie et le Japon.»

Janvier étant généralement plus calme, côté voyage, Jacynthe Côté se fait plus visible ici.

Ce midi-là, elle prononce un discours devant la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. La veille, elle avait répondu à l'invitation du premier ministre Jean Charest et assisté au mini-sommet économique convoqué à Lévis.

Dans la salle comble de la Chambre de commerce, Jacynthe Côté se lève pour livrer un discours méticuleusement préparé. Elle annonce aussi que Rio Tinto Alcan donnera 15 millions pour contrer le décrochage scolaire, une cause qui tient particulièrement à coeur à cette mère de trois ados.

Menue dans sa robe noire, avec une alliance et un rang de perles comme seuls bijoux, la chef de l'exploitation de Rio Tinto Alcan n'a pas le physique de l'emploi. Aussi loin qu'on puisse remonter dans l'histoire de l'entreprise centenaire, jamais une femme n'a occupé son poste.

Devant cet auditoire de 600 personnes, surtout des complets-cravates, elle est de toute évidence en dehors de sa zone de confort. Mais elle est hyper bien préparée et livre une très bonne prestation. La salle se lève pour applaudir la fille de Normandin, au Lac-St-Jean.

Elle le reconnaît volontiers, parler en public n'est pas le genre de chose qu'elle aime le plus faire. «Est-ce que je suis discrète de nature? Probablement. Est-ce que je le fais de bonne grâce? Oui, ça fait partie du travail. Je prends ça au sérieux parce que c'est important, c'est la crédibilité de l'entreprise.»

Les relations publiques font peut-être partie du travail, mais ce n'est pas dans ce secteur que le talent de Jacynthe Côté est reconnu et s'exerce tous les jours. «C'est une femme énergique, qui prend des décisions», dit Bernard Lamarre, le fondateur de SNC-Lavalin, venu l'entendre à la Chambre de commerce. «Du genre qu'on n'a pas beaucoup au Québec», déplore-t-il.

Le jour de sa nomination aux plus hautes fonctions de l'entreprise, Jacynthe Côté a dû annoncer en même temps la fermeture permanente de la première usine qu'elle a dirigée, celle de Beauharnois, au Québec.

La crise financière et la récession qui a suivi ont été particulièrement difficiles pour l'industrie de l'aluminium. Le prix du métal a dégringolé de 60% et les trois quarts des alumineries de la planète se sont retrouvées déficitaires. Jean Simon, qui a remplacé Jacynthe Côté à la tête du groupe Métal primaire de Rio Tinto Alcan, admire le doigté qu'elle a eu dans la gestion de ce tsunami qui a secoué l'industrie. «Elle est restée humaine», dit celui qui travaille avec elle depuis 1994.

Après son discours, la chef de l'exploitation de Rio Tinto Alcan se met à la disposition des journalistes et répète inlassablement les mêmes réponses aux mêmes questions, en français et en anglais. Les reporters, ravis, n'en espéraient pas autant.

Dans la vraie vie, Jacynthe Côté n'a pas une patience infinie. «Je ne m'impatiente pas mais je suis claire», se contente-t-elle de répondre lorsqu'on lui pose la question.

Dans la vraie vie, la chef de l'exploitation de Rio Tinto Alcan est actuellement occupée à résoudre une question complexe. Est-ce le temps de remettre en marche des projets d'expansion totalisant 7 milliards de dollars qui ont été stoppés ou ralentis par la crise économique?

La réponse, au début de 2009, n'est pas évidente. «On a besoin de deux ou trois trimestres pour voir comment se comportera la demande une fois que les programmes d'aide des gouvernements auront pris fin», explique-t-elle.

Au sein de la méga entreprise Rio Tinto, l'aluminium est le deuxième groupe en importance, derrière le minerai de fer. Le fer, l'aluminium et les autres métaux sont en compétition pour obtenir le capital disponible dans l'entreprise et c'est très bien ainsi, estime Jacynthe Côté. «C'était comme ça à l'intérieur d'Alcan. Il fallait toujours défendre nos projets entre une aluminerie et une raffinerie d'alumine. Compétitionner pour le capital, c'est de bonnes règles du jeu, c'est sain. Je n'ai aucune inquiétude que les bons projets (du secteur de l'aluminium) vont passer.»

Pour nombre d'observateurs et d'analystes de l'industrie, Rio Tinto a fait payer à Alcan la dette énorme qu'elle a dû contracter pour l'acheter en l'obligeant à mettre un frein à son expansion. Jacynthe Côté voit les choses d'un autre angle: lorsque la récession a frappé, c'est le secteur de l'aluminium qui a été le plus touché, explique-t-elle. «Malgré cela, on n'a pas arrêté nos projets. Il n'y a pas beaucoup de banquiers qui m'auraient prêté de l'argent pour continuer nos grands projets au Canada. Rio Tinto a continué à le faire.»

Rio Tinto est une entreprise décentralisée, qui laisse beaucoup d'autonomie à ses différents groupes d'activités. Même si elle est en contact constant avec Tom Albanese, le président et chef de l'exploitation de Rio Tinto, Jacynthe Côté est seul maître à bord pour le plan de croissance, les investissements et les ventes de la division aluminium.

C'est donc elle qui décidera quels projets d'expansion seront réanimés, à quel moment et à quel rythme. Il lui faut donc digérer des kilos d'analyses et des tonnes de statistiques, sur l'évolution du prix de l'aluminium, les devises, les inventaires. Jacynthe Côté est très «chiffres». «Je suis ça tous les matins», dit-elle avec un enthousiasme réel.

Son quotidien est fait de réunions, de réunions et de réunions. «Il y a des journées qui ressemblent à des journées de dentiste», reconnaît-elle.

Ce sont des réunions brèves et efficaces, assure celle qui a passé 20 ans dans les opérations concrètes de l'entreprise, avant de la diriger. Il ne faut pas beaucoup de temps pour analyser un bilan d'opération ou un bilan financier, quand on a l'expérience qu'elle a. «Nous réunions sont courtes, précise-t-elle. Je ne micro-manage pas. Je n'ai pas le temps et j'aime mieux être entourée de gens de haut calibre qui sont capables de confronter leur patron, même si ça fait des équipes plus costaudes à gérer.»

Bauxite pour le lunch

Le midi, quand elle peut le faire, elle mange à son bureau en lisant des articles qu'elle a mis de côté. Et ce ne sont pas des magazines de mode. «Mes filles me tiennent très au courant pour ça», rigole-t-elle.

Ces lectures du midi peuvent bien parler de bauxite ou d'alumine, elles la relaxent quand même. «C'est un privilège d'aimer ce qu'on fait», ajoute-t-elle, comme pour s'excuser d'en faire trop.

Les «commodités», comme on appelle dans le jargon financier les mines, minerais et métaux dont le prix varie chaque jour sur le marché, c'est un beau métier, dit Jacynthe Côté, chimiste de formation et diplômée de l'Université Laval. «C'est du développement durable. Il faut que chaque projet tienne la rampe du côté économique, du côté de la population et du côté de l'environnement.»

Ce sont les conditions pour réussir, souligne-t-elle. «Quand on plante une usine dans le sol, c'est à coup de milliards et elles ne sont pas sur roues...»

Les commodités, c'est aussi un monde peuplé essentiellement d'hommes. Jacynthe Côté est la première femme à parvenir au sommet d'une entreprise de l'envergure de Rio Tinto Alcan. Tout le monde s'en étonne, sauf elle.

Ses deux prédécesseurs, les Américains Travis Engen et Dick Evans, «avaient fait exactement le même parcours que moi», souligne-t-elle.

«Je prends mon cas, et mon CV est pratiquement un copier-coller de ceux de mes prédécesseurs.» Il ne faut donc pas se surprendre de sa nomination, selon elle. «Je dirais: cheminement traditionnel, résultat traditionnel.»

Avec une différence tout de même. «La différence, c'est que j'ai eu la chance d'entrer dans une compagnie qui déjà reconnaissait l'importance de développer le talent quelle que soit son origine et quel que soit son genre.»

C'est vrai. Chez Alcan, avant son acquisition par Rio Tinto, trois des quatre groupes d'activités étaient dirigés par des femmes. En plus de Jacynthe Côté (Bauxite et alumine), il y avait Cynthia Carroll (Métal primaire) et Christel Bories (Emballages).

Ce genre de fonction, avec ses horaires changeants et ses déplacements constants, exige une bonne organisation familiale. Jacynthe Côté a trois enfants, un garçon de 18 ans et deux filles, de 16 et 14 ans. Dans son cas, c'est son conjoint qui a choisi de garder le fort. «Je me suis beaucoup préoccupée du choix qu'il faisait parce ce que je voulais m'assurer que lui était bien là-dedans», confie-t-elle.

Sans lui, sa vie professionnelle aurait probablement été différente. «Dans notre cas, étant donné le nombre de voyages, j'aurais été extrêmement préoccupée de voyager avec des nannies (à la maison). Je ne pense pas que j'aurais été capable de le faire.»

Les trois enfants du couple se le font dire régulièrement par leur mère. «Il n'y a pas beaucoup d'enfants sur la planète qui peuvent profiter d'un pareil avantage.»

À 52 ans, Jacynthe Côté a aujourd'hui plus de responsabilités professionnelles mais aussi plus de temps pour les assumer. «C'est beaucoup plus difficile pour les femmes dans la trentaine avec de jeunes enfants qui ont à monter dans leur carrière. Moi, ma vie était plus complexe et plus épuisante lorsque les enfants étaient petits et que j'en étais à mes premières directions d'usines.»

Aujourd'hui encore, même si c'est plus facile de rester en contact avec sa famille avec les courriels et les textos, Jacynthe Côté essaie de passer le plus de week-ends possible à la maison.

Elle est rarement avec eux pour souper, mais ses enfants, de grands sportifs, s'attendent à ce qu'elle assiste à leurs compétitions de patin et d'équitation. Elle se fait un devoir d'y être. Et une fois ou deux par année, la famille synchronise ses horaires pour faire un voyage d'une semaine ensemble. «Celui qui fait le sacrifice d'une compétition choisit la destination», raconte-t-elle.

Pour le moment, aucun d'eux ne rêve d'une carrière aussi accaparante que celle de leur mère. «Ils sont très sensibles aux horaires», glisse la maman, sourire en coin.

Tout ce qu'elle veut, c'est qu'ils soient heureux dans ce qu'ils feront. Comme elle l'est, et ça paraît. Elle le dit à ses enfants: «Personne ne m'a mis un gun sur la tempe pour que je fasse ce que je fais.»