Bertram Earl Jones ne s'est pas fait prier. Devant l'abondance de preuves, le financier a admis au syndic qu'il trompait consciemment les investisseurs avec des prêts fictifs, de fausses signatures et des états de compte bidon. Et l'affaire durait depuis 25 ans.

La transcription du témoignage d'Earl Jones, fort attendu, a été rendue publique hier. L'homme de 67 ans a été interrogé par l'avocat Neil Stein les 7 et 8 décembre dernier dans le cadre de l'enquête du syndic de faillite RSM Richter.

Durant l'interrogatoire, le financier répond par l'affirmative aux questions lorsque Neil Stein lui demande s'il savait qu'il trompait les clients. L'affaire a commencé entre trois et cinq ans après qu'il se fut lancé en affaires, en 1979, «jusqu'à que vous ayez fermé, jusqu'à ce que j'ai été fermé», a dit M. Jones.

Neil Stein lui demande: «Vous saviez, lorsque vous avez commencé à utiliser les fonds de ce compte en fidéicommis pour votre entreprise personnelle, que vous commenciez à tromper vos clients. Est-ce exact?»

«Au début, j'avais établi, je crois, certaines ententes entre les clients et moi, mais, vous savez, de façon réaliste, je crois que la réponse est oui», a-t-il répondu.

Train de vie princier

L'ex-administrateur de successions testamentaires estime à 30 millions de dollars les fonds qu'il se serait indûment appropriés durant les 25 ans. Les fonds ont servi à financer le train de vie princier de sa famille, mais aussi à rembourser les intérêts fictifs promis à ses clients, comprend-on du témoignage de 381 pages.

C'est que pour attirer les investisseurs, Earl Jones leur avait promis un rendement garanti de 8%. Les intérêts étaient parfois cumulés, mais ils ont aussi été versés, dans plusieurs cas, dit-il. Or, comme les fonds recueillis n'étaient pratiquement jamais placés et ne rapportaient rien, c'est le capital qui s'est vidé au fil des ans.

Cette combine à la Ponzi a fonctionné tant que les clients et leur héritage affluaient, mais tout s'est écroulé en juin 2009 quand les fonds se sont taris. Dès 2006, Earl Jones s'est mis à éprouver des problèmes de liquidités. L'homme s'est alors mis à contracter de faux emprunts à certains clients.

Earl Jones leur disait que l'argent était prêté à des gens fortunés qui éprouvaient des problèmes temporaires de liquidités liés à la succession. En réalité, jamais l'argent ne leur était versé. Il servait plutôt à maintenir en vie la structure financière bancale de M. Jones. L'homme d'affaires a admis avoir imité les signatures des emprunteurs et transmis de faux états de compte.

«Au fil des ans, il y avait peut-être des prêts qui n'étaient pas fictifs, mais, oui, la plupart l'étaient», a-t-il dit à Neil Stein.

Une lettre d'admission

À l'automne 2009, le syndic a mis la main sur une «lettre d'aide» compromettante rédigée par Earl Jones dans son condo de Dorval. «Il s'y trouve différents passages où il est question du mal (wrongful hurt) que vous avez causé, a dit M. Stein. Cette lettre est presque une confession de vos crimes (...) que vous voulez envoyer à différentes personnes.»

«Dans cette lettre, vous affirmez que vous ferez face à votre peine pour les crimes que vous avez commis. Les crimes auxquels vous faites référence étaient évidemment l'utilisation de l'argent des autres?»

«C'est exact», a répondu Earl Jones.

La raison de cette missive est encore plus surprenante. Le financier affirme qu'il voulait la transmettre à des amis très proches, notamment à ceux de l'école Riverview, l'établissement privé qu'a fréquenté sa fille. « (...) avec l'espoir qu'il pourrait peut-être se rallier autour de moi et mettre de l'argent pour payer les victimes», explique M. Jones.

L'homme voulait recueillir 300 chèques de 100 000$, soit une somme globale de 30 millions, le montant qu'il estime avoir fait perdre aux investisseurs.

De leur côté, les 180 victimes d'Earl Jones allèguent avoir perdu 75 millions. Ces clients étaient souvent des proches de M. Jones.

Durant l'interrogatoire, Earl Jones admet qu'il a imité les signatures pour encaisser des chèques ou faire des emprunts. Il a également imité la signature de son comptable Pierre Courchesne pour rassurer des clients.

L'argent des successions a été déposé dans un seul et même compte en fidéicommis, dans lequel il a puisé pour ses dépenses personnelles. Le financier savait pourtant qu'un tel compte en fidéicommis devait être ouvert pour chaque client, comme il faisait au Montreal Trust, son précédent employeur.

Au fil des ans, jamais n'y a-t-il eu de vraie comptabilité du compte en fidéicommis global des clients, de sorte qu'il est difficile de retracer l'argent.

«Pourquoi n'avez-vous jamais montré le compte en fidéicommis à votre comptable (Pierre Courchesne)?» a demandé M. Stein.

«Eh bien! il n'aurait pas accepté ce qui se passait. Voila pourquoi», a répondu M. Jones, qui a disculpé M. Courchesne durant l'interrogatoire.

Fait surprenant, la belle-soeur de M. Jones, Dianne Gilker, avait des soupçons lorsqu'elle a quitté l'entreprise après 16 ans, au milieu des années 90. «Elle était préoccupée par le fait qu'il y avait de l'argent dans le compte en fidéicommis qui était utilisé (pour des fins personnelles) ... que ce n'était pas la bonne chose à faire», a expliqué M. Jones. Dianne Gilker est la soeur de sa femme Maxine Jones.

Le témoignage a permis d'apprendre qu'Earl Jones a fait contracter des prêts hypothécaires à ses clients pour renflouer ses coffres. Pour la plupart, les hypothèques étaient prises à la succursale de Sainte-Thérèse de la Banque de Montréal.

Aux clients, il disait qu'il leur verserait 15% d'intérêts sur les fonds, soit bien davantage que le taux payé à la banque, d'environ 8%. Il a utilisé un stratagème semblable pour faire liquider les assurances-vie et les REER d'autres clients, admet-il.

Au fil de l'interrogatoire de deux jours, Neil Stein et le syndic Gilles Robillard ont questionné Earl Jones sur une montagne de chèques tirés du compte des clients au cours des 25 dernières années.

Fait à préciser, les admissions d'Earl Jones devant le syndic ne valent rien au criminel. En effet, son témoignage est protégé par un article de la Loi sur les faillites qui rend ses propos non admissibles dans une cour criminelle.

 

EXTRAITS DE L'INTERROGATOIRE HORS COUR D'EARL JONES


«et vous saviez, lorsque vous avez commencé à utiliser les fonds de ce compte en fidéicommis pour votre entreprise personnelle, que vous commenciez à tromper vos clients. est-ce exact ?

E.J. :-Au début, j'avais établi, je crois, certaines ententes entre les clients et moi, mais, vous savez, de façon réaliste, je crois que la réponse est oui.

« (...) Vous affirmez que vous ferez face à votre peine pour les crimes que vous avez commis. les crimes auxquels vous faites référence étaient évidemment l'utilisation de l'argent des autres? (...)

E.J. :-C'est exact.

E.J. :«Au fil des ans, il y avait peut-être des prêts qui n'étaient pas fictifs, mais, oui, la plupart l'étaient.»