Ce designer industriel québécois est aussi secret que ses projets sont visibles. Spécialisé en transport, il dessine des métros, des trains, des tramways. Pour ici et pour les antipodes. Dans l'anonymat le plus complet. Montez à bord pour un voyage éclair dans l'univers de Jean Labbé.

«C'est qui, Labbé?»

Quand on lui a présenté le concept directeur du nouveau métro de Montréal, le vice-président design d'Alstom s'est aperçu que tous les dessins de présentation étaient signés Labbé Designers. Jean Labbé, connais pas.

 

Le Québécois se mesure pourtant à la poignée de firmes qui sont spécialisées dans le design de matériel roulant. «On les compte sur les doigts d'une main à l'échelle mondiale», dit-il en déployant sa main gauche.

C'est sans doute le designer dont les créations touchent le plus grand nombre de Québécois - sans qu'ils le sachent. L'autobus surbaissé de Novabus, c'était lui. Le nouveau métro de Montréal, c'est lui encore. Il a dessiné des trains pour les Américains et pour les Chinois, des métros pour les Sud-Coréens. «On a travaillé sur des projets dont le prix du billet était de 2$ pour un passage, et d'autres de 1000$», décrit-il.

Ne cherchez pas son site internet: Jean Labbé se refuse toujours à apparaître sur le web. Ce n'est pas qu'il craint la technologie. Ce maître du dessin a été parmi les premiers à adopter la conception numérique. Mais aux voies médiatiques en pleine lumière, il préfère l'ombre des passages souterrains.

Rencontre impromptue

Pour qu'il accepte une entrevue, il a fallu une rencontre impromptue à l'exposition du 40e anniversaire de l'École de design industriel de l'Université de Montréal - son alma mater -, et l'intercession de Mario Gagnon, président de l'Association des designers industriels du Québec.

Timidité?

De grandeur moyenne, les yeux bleus perçants entre une tête grise bouclée et une barbe de même nature, Jean Labbé n'en donne certainement pas l'impression. Sa voix passe du ton de la confidence à celui des éclats, il s'anime, s'enthousiasme, s'emporte.

Mais ce spécialiste du transport craint les raccourcis, les articles express qui survoleraient en quelques lignes des projets de trois ans. L'ampleur de la tâche serait trahie par une petite illustration de train au coin d'une page. «Ça fait 12 pi de haut sur 9 pi de large et un quart de mille de long!» tonne-t-il.

Il rêve d'une exposition de ses projets, où les images seraient étalées grandeur nature, pour donner la mesure de leur envergure. «Ça va beaucoup plus loin que la capacité à faire quelques beaux modèles sur ordinateurs ou de construire une maquette. C'est très large comme projets, et c'est ce que j'aime.»

Sur la table de conférence de son bureau, il ouvre un cahier relié, son parcours professionnel en images. Aucune description n'accompagne ses projets. «J'écris très mal», confesse-t-il. Sévère auto-évaluation d'un perfectionniste. On ne peut que l'être, dans ce métier où le moindre détail compte.

Dessein de transport

«Jean Labbé est un gars qui a toujours aimé bien dessiner», se rappelle Mario Gagnon. Ils étaient tous deux de la même promotion, celle de 1979.

À l'époque, à l'École de design industriel de l'Université de Montréal, la tendance était au design pour handicapés. «Si tu n'en faisais pas, narre Mario Gagnon, tu étais mal vu. Quel projet pensez-vous que Jean Labbé a fait? Une chaise roulante. Une super chaise roulante.»

Cette passion pour tout ce qui roule l'a mené en Californie, au prestigieux Art Center College of Design, en 1982. Il est un des rarissimes designers québécois à avoir étudié à ce Harvard du design de transport, et certainement le premier à y obtenir le titre de transporter designer. Un quart de siècle plus tard, il en conçoit encore une évidente fierté. «Ici, ce n'est pas connu, dit-il, mais à l'échelle mondiale, c'est autre chose.»

Ce sésame lui a ouvert le poste de directeur du design pour le projet de microvoiture Venus de Bombardier. Il prenait en même temps sous son aile une équipe de jeunes designers enthousiastes et talentueux&mais néophytes en transport. «Il avait une énergie absolument incroyable, beaucoup d'exigences pour les dessins et les maquettes», relate Louis Morasse, maintenant directeur du design pour la gamme des véhicules utilitaires chez Renault. «Je n'aurais pas pu être engagé chez Renault sans le passage chez Bombardier, confie-t-il. Il nous a appris à dessiner.»

Jean Labbé ne se glorifie pas de ce talent, désormais délaissé pour la gestion globale de ses projets. Ce n'était qu'une forme de communication destinée à vendre une idée, affirme-t-il maintenant. «J'aurais pu avoir une gueule assez puissante pour ne pas avoir à faire de rendus, mais moi, c'était le dessin qui était mon langage.»

Derrière ce détachement, on perçoit encore cette préoccupation de ne pas réduire son travail à l'image d'Épinal d'un artiste assis à sa table à dessin. Il évoque cette mystérieuse liaison entre la tête, le coeur et la main. «Les gens s'imaginent qu'on dessine ce qu'on voit dans notre tête. Absolument pas. Il n'y a aucune connexion. Mais ce que ta main va faire apparaître sur le papier, ça, ça va t'aider à te donner une direction.»

Lorsque le trop coûteux projet Venus est interrompu, en 1987, il fonde sa propre firme de design. Avec Bombardier, il participe à plusieurs projets ferroviaires, dont celui des nouvelles voitures du métro de New York. Puis il s'attaque au projet de train grande vitesse pour Amtrak, qui prendra le nom d'Acela. «Ce fut LE projet marquant pour nous», lance-t-il.

Son bureau a conçu l'extérieur et la livrée du train, l'intérieur des wagons des classes économiques et d'affaires, le wagon-restaurant, le poste de conduite, et même la locomotive de dépannage. «Après ça, dit-il, on était prêt pour l'international.»

Petit bureau, grands projets

Labbé designers a travaillé sur une cinquantaine de projets de transport pour l'Amérique, l'Europe et l'Asie. À quoi ressemble un bureau où sont conçus des trains? «Il n'y a rien à voir», assure Jean Labbé. C'est justement ce qui est intéressant: ces trains semblent surgir du néant. Quelques postes de travail équipés de larges écrans. Quelques rendus de métro épinglés au mur. «Avec le peu de personnes que nous sommes (cinq), on règle les problèmes de design industriel pour des projets qui valent des milliards», commente-t-il.

Un petit espace longiligne accueille les précieuses normes ergonomiques chinoises et les rarissimes catalogues de matériaux asiatiques - l'équivalent, à leur échelle, de la bibliothèque d'Alexandrie.

Comment obtient-on un contrat aux antipodes? Par l'entremise d'ingénieurs et de spécialistes avec lesquels on a travaillé et qui se sont éparpillés sur la planète.

C'est par cette filière qu'en 1998, Jean Labbé a été invité par la Chine à faire la conception du High Grade Intercity Passenger Train. «On était les premiers de l'extérieur de la Chine à présenter un projet devant les représentants du Ministère du rail», raconte le designer.

Humilité devant une culture multimillénaire, dont il faut tout apprendre. Christian Roy, directeur du design chez Labbé, donne l'exemple du porte-bagage, placé chez nous suffisamment bas pour qu'on y ait facilement accès. «Chez eux, décrit-il, il doit être placé le plus haut possible pour éviter de se cogner la tête.» Et d'ainsi perdre la face.

Sur cette lancée, Labbé designers collabore à la conception du train rapide CRH1, de voitures de métro pour la firme sud-coréenne Rotem, du train léger LTR-2 de Kuala-Lumpur, en Malaisie.

À l'autre extrémité du spectre du confort, la firme a conçu l'intérieur du train-croisière chinois Tangula. «Sa mission était d'être le train le plus magnifique au monde, dans la lignée du Blue Train et de l'Orient Express», narre Jean Labbé. Le wagon-lit typique compte quatre chambres de presque 10 m2, chacune avec sa salle de bains privée&douche comprise. Un hôtel de luxe roulant&

«Les matériaux du train croisière, jamais je ne dirai où je les ai trouvés, s'exclame-t-il, je vais mourir avec le secret, tellement on les a cherchés!» Secret professionnel, bien sûr&

Trajet de métro

Dans l'album de Jean Labbé apparaît la silhouette familière de l'autobus surbaissé de Novabus. Avec quelques nuances toutefois. Sur l'illustration de son projet initial, le pare-choc se fond harmonieusement dans le nez du véhicule, au contraire du pare-choc rapporté actuel. Jean Labbé fulmine encore en l'évoquant. «Ils sont allés sur le web ou dans un catalogue comme Canadian Tire, et ils ont trouvé un pare-choc d'autobus existant, qui n'avait rien à voir avec les formes du mien!» Risques et amertume de la création, quand les compromis s'accumulent et les budgets raccourcissent...

La refonte de l'intérieur des wagons de métro actuels, de la série MR-73, s'est mieux terminée. La firme de Jean Labbé a conçu la troisième proposition de réaménagement intérieur, celle qui a finalement été retenue et mise en service en 2006. Les deux premières n'avaient «aucune relation avec la culture montréalaise», dit-il. Cette affirmation résume à elle seule la sensibilité et l'expertise d'une vie consacrée au transport. Il y a une culture montréalaise du métro? Il s'emporte: «Ça fait 40 ans que les Montréalais prennent le même métro! Si ça n'a pas créé une culture, tu appelles ça comment? Installe-toi devant le métro, ferme les yeux, entre dans le wagon, et tu vas aller t'asseoir.»

Labbé designers a ensuite élaboré le concept directeur du nouveau métro de Montréal, la version MR-08. Son équipe a préparé trois propositions de rames, que la STM a soumises à l'appréciation de groupes d'usagers - propositions que la société a rendues publiques. «J'aurais préféré qu'elles ne soient pas dévoilées, déclare-t-il. C'est le résultat de tellement d'années de connaissance dans les grandes tendances au niveau des formes...»

Voilà qui explique la contradiction entre sa fuite de toute publicité et son évidente (et juste) fierté à décrire ses projets: ne pas révéler les ficelles du métier aux concurrents.

La première proposition s'inscrivait dans la tradition des voitures actuelles. La seconde, au nez arrondi en demi-cercle, semblait une allusion contemporaine aux tramways montréalais du début du XXe siècle. La troisième, très dynamique, montrait un pare-brise en lame de couteau pointant vers le bas.

Ce fut la favorite, mais avec quelques bémols. Il est plus étroit, il sera instable, ont commenté les citoyens. Pourtant, les trois rames respectaient le même gabarit.

Perception

Dans le concept final, la lame vitrée, tronquée, s'appuie sur un socle frontal. Le résultat est consensuel&et réussi, ce qui n'est pas un mince exploit. «Ça prend du talent en t&pour prendre ces informations et les amener à quelque chose de beau et équilibré», observe Jean Labbé, en hommage à son équipe. «Pour le métro de Montréal, c'est Christian Roy qui mène la barque. Ne te gêne pas pour le dire.»

Jean Labbé, lui, donne la direction. C'est ce qu'il appelle le design de l'approche. «Au tout début d'un projet, il faut concevoir comment on va approcher le problème, explique-t-il. C'est une grosse partie de la solution. Les plus jeunes ne peuvent pas car ils n'ont pas l'expérience d'avoir amené un produit sur le marché.»

Et c'est en fait ce design de l'approche, cette vision d'ensemble - difficile à illustrer sur internet! -, qu'il vend aux constructeurs de la planète.

Dans la semaine qui a suivi la présentation du concept directeur du métro de Montréal à Alstom, Jean Labbé a reçu un appel de l'entreprise. Peu de temps après, elle le conviait à participer à la conception du tramway de Toronto.

«Ils savent qu'on existe, maintenant.»

Pour joindre notre journaliste : mtison1@lapresse.ca

 

Une carrière sur des roulettes

La carrière de Jean Labbé se déroule sous le signe de la roue. Il a conçu des vélos révolutionnaires et même des patins à roulettes. «C'est le plus petit véhicule conçu ici, mais ce n'est pas le moins complexe», dit-il. Il comporte un mécanisme d'ajustement de l'angle entre la bottine et le train de roulement. «Dès qu'il y a une roue qui tourne, ça nous intéresse.»