Pendant 20 ans, le comptable d'Earl Jones, Pierre Courchesne, a été payé sous la table, souvent en cash, à même le patrimoine des clients de l'organisation.

Ces révélations sont tirées du témoignage de M. Courchesne devant le syndic de faillite de la Corporation Earl Jones. L'interrogatoire hors cour a été mené le 16 septembre par Neil Stein, l'avocat du syndic RSM Richter.

Pierre Courchesne était souvent rémunéré avec de l'argent comptant, mais aussi avec des chèques versés au nom de sa femme, de sa mère, de son père ou dans son REER. Les montants des chèques étaient variables, mais atteignaient souvent 1000$, 5000$ ou 10 000$, par exemple. La plupart du temps, ce procédé avait pour but d'éviter de l'impôt.

Retraits irréguliers

«Je fais du travail, on appelle ça du travail au noir, je ne veux pas déclarer le revenu, ça fait que je lui demande en cash (...)», a expliqué M. Courchesne, qui s'est dit nerveux durant l'interrogatoire.

Selon le syndic, rappelons-le, Earl Jones a fait des retraits irréguliers de plusieurs millions de dollars pour ses dépenses personnelles.

Plus de 150 clients de M. Jones allèguent avoir perdu 75 millions.

Alors qu'il travaillait à son compte, Pierre Courchesne était membre de l'Association des comptables généraux accrédités (CGA). La tâche de Pierre Courchesne pour Earl Jones consistait à faire la tenue de livres et les déclarations de revenus de l'entreprise. Il faisait aussi les déclarations de revenus personnelles d'Earl Jones et de sa famille proche, de même que celles des clients de l'entreprise. Il était payé de 80 à 250$ par déclaration.

Au début de l'interrogatoire, Pierre Courchesne soutenait avoir surtout travaillé pour M. Jones de 1977 à 1987. Or, au fil des questions et des chèques mis en preuve, Neil Stein lui a fait admettre qu'il avait rendu bien davantage de services de 1987 à 2000 qu'avant. L'année 2000 est la dernière année pour laquelle le syndic disposait des documents au moment de l'interrogatoire.

Entre 1987 et 2000, Pierre Courchesne a touché l'équivalent de 280 000$ d'honoraires d'Earl Jones, soit environ 25 000$ par année, calcule le syndic. Pour la période précédente, Pierre Courchesne estimait avoir été payé environ 15 000$ par année. «On oublie vite», a constaté M. Courchesne à ce sujet.

Un prêt hypothécaire particulier

L'élément le plus singulier du témoignage a trait aux prêts accordés par Earl Jones à Pierre Courchesne pour la construction de sa maison, en 1987. Aucun document n'été émis pour certifier les deux prêts, qui s'élevaient à 50 000$ et à 10 000$.

Ces 60 000$ ont été puisés à même le compte général «in Trust» des clients, à la Banque Royale. Et ils n'ont pas été remboursés en argent, mais en services fiscaux sur huit ou neuf ans. Pierre Courchesne n'a plus aucun document pour prouver que la rémunération d'une partie de son travail a servi à rembourser ces sommes.

À l'époque, le comptable soustrayait l'équivalent des sommes remboursées sur un bout de papier. «C'était pas une comptabilité. C'était une feuille de papier avec mes notes pour réduire (le solde)», a dit Pierre Courchesne, qui n'a plus cette feuille aujourd'hui.

Le taux d'intérêt des prêts s'élevait à 4 ou 5%, a-t-il dit. À l'époque, les banques attribuaient des prêts hypothécaires à des taux avoisinant plutôt les 11%.

Au début de l'interrogatoire, Pierre Courchesne avait affirmé n'avoir jamais reçu d'argent du compte en fidéicommis (in Trust). Pourtant, au fil de l'interrogatoire, Neil Stein lui a présenté les dizaines de chèques et de sommes en liquide tirés de ce compte pour son bénéfice. Normalement, un tel compte doit être utilisé pour une fin spécifique, par exemple l'administration d'une succession testamentaire, et non comme un compte général d'entreprise.

Neil Stein lui a alors demandé: «Vous n'avez pas posé la question à M. Jones: «Pourquoi vous me payez avec un compte en fidéicommis» quand vous savez vous-même qu'un tel compte, c'est pour une administration spécifique?»

«Je ne vois pas l'utilité de lui demander ça. Moi, j'attends après mon argent. J'attends après mon 5000$, mon 8000$. Il me donne un chèque, je vais l'encaisser, puis... Je n'ai pas fait de relation avec le but ou le pourquoi du compte», a-t-il répondu.

À deux ou trois reprises, Pierre Courchesne a affirmé n'avoir rien vu de frauduleux. «Dans toutes mes années avec Earl dans la compagnie, (...) il n'a jamais eu de dépenses comptant excessives. La compagnie est, comme je dis, bien clean cut», a-t-il dit.

Pierre Courchesne a soutenu que la rémunération annuelle de M. Jones oscillait entre 100 0000$ et 300 000$. Cet argent était gagné à titre de salaire, de dividendes de l'entreprise ou comme avances. Essentiellement, l'argent provenait, selon M. Courchesne, des frais de gestion qu'il facturait aux clients. Quant à Maxine Jones, la femme d'Earl Jones, M. Courchesne a soutenu qu'elle n'a pratiquement jamais fait de revenus.

Pierre Courchesne a connu Earl Jones vers 1977, quand le conseiller financier venait de laisser le Montréal Trust. M. Courchesne travaillait pour Revenu Canada, mais voulait partir à son compte. Earl Jones a donc été l'un de ses premiers clients.

Durant l'interrogatoire, Pierre Courchesne a répété qu'il n'a pas certifié les prêts contractés par M. Jones au nom de certains clients, contrairement à ce qui est écrit sur les documents de prêt. Ces documents portent le nom et les initiales de M. Courchesne, mais le comptable soutient qu'il ne s'agit pas de son écriture.

Par ailleurs, Pierre Courchesne a fourni au syndic les états de comptes bancaires de la Corporation Earl Jones pour les années 2000 à 2009. Selon nos informations, le syndic a finalement obtenu copie, également, des états de comptes bancaires du compte en fidéicommis pour ces années. Ces copies, qui viennent de la Banque Royale, permettront de compléter le portrait du train de vie princier que menait Earl Jones.