Presque 10 ans après l'éclatement de la bulle techno, Charles Sirois sort enfin de l'ombre. Porté aux nues puis conspué, il a mis de côté les télécommunications. Exit les Fido, Téléglobe et Look Communications. Cap sur l'Afrique et les entrepreneurs.

Toutes nos demandes d'entrevue restaient vaines. Charles Sirois préférait se taire, encore échaudé par les événements, probablement. Au mieux, remettait-il à plus tard un éventuel rendez-vous.Il n'y a pas si longtemps, pourtant, l'homme était de toutes les tribunes. Charles Sirois était considéré comme la star mondiale des télécommunications, capable de créer des géants à partir d'un bout de papier.

Les cellulaires Fido, c'est lui. La transformation de Téléglobe en multinationale de l'interurbain, c'est lui aussi. Charles Sirois est également l'entrepreneur qui a développé le cellulaire en République tchèque, au Brésil et en Chine, pays où sa firme TIW a déjà eu jusqu'à 2000 employés.

À la fin des années 1990, les médias s'abreuvent de ses paroles. La revue Commerce le classe même au quatrième rang des gens d'affaires les plus puissants du Québec, après Paul Desmarais et Laurent Beaudoin, mais devant Pierre-Karl Péladeau, Jean-Claude Scraire et Jean Coutu.

Son statut de vedette s'évapore soudainement, au tournant de l'an 2000. La grosse bulle des entreprises technos éclate en Bourse et les titres plongent, à l'exemple de Nortel.

Pour Charles Sirois, la chute est tout aussi brutale que son ascension fut rapide. Entre 2001 et 2003, ses quatre principales entreprises frôlent la faillite, faisant rager les actionnaires. L'homme d'affaires se referme alors comme une huître.

"Je l'ai vu au début de 2002 et il était meurtri. Il disait que plus personne ne pouvait envisager de projets à moyen terme, dit l'analyste Jean-Guy Rens, de ScienceTech. Il disait que ça ne l'intéressait plus de jouer aux devinettes avec le sans-fil, sauf pour le Tiers Monde. Ici, il disait que les besoins de base des consommateurs étaient satisfaits et que le reste, c'était des gadgets."

À force d'insister, Charles Sirois accepte finalement de nous rencontrer, début septembre. Il s'agit de la première grande entrevue accordée à un média francophone depuis "l'hiver nucléaire" qu'il a traversé avec le financement des technos. Le rendez-vous a lieu au 38e étage du plus haut gratte-ciel de Montréal, le 1250, René-Lévesque Ouest.

Contre toute attente, l'homme est facile d'approche, rieur, non formaliste. Au fil de l'entrevue, il accepte de revenir sur sa douloureuse expérience et les leçons qu'il en a tirées.

Le financier nous apprend d'abord qu'il a abandonné les télécommunications. Sa contribution d'entrepreneur, dit-il, était devenue marginale dans cet univers hyper développé des télécoms. "Aujourd'hui, les boîtes ont davantage besoin de bons gestionnaires", dit-il.

Mais surtout, Charles Sirois convient qu'il ferait les choses autrement. "J'aurais une base d'actifs plus diversifiée (et non seulement dans les télécoms). J'essaierais de ne pas mettre tous mes oeufs dans le même panier. La notion de risque ferait plus partie de mon équation", dit ce natif de Chicoutimi.

La tourmente lui a également appris qu'un entrepreneur ne peut ramer à contre-courant, aussi vaillant soit-il. "Nos entreprises étaient très saines, mais il était alors impossible de refinancer deux milliards de dollars de dette. Le marché ne voulait plus rien savoir. C'était mission impossible."

N'allez pas croire que Charles Sirois est penaud, toutefois. Le financier de 55 ans est enthousiaste, passionné. Et il a la tête remplie de projets.

Il faut dire que l'homme d'affaires n'a pas tout perdu dans l'aventure. La vente de Téléglobe à BCE, en 2000, a rapporté 850 millions de dollars à son holding Télésystème. Quant à Microcell et TIW, leur revente à Rogers et Vodafone lui aurait respectivement rapporté 27 millions et 225 millions en 2004 et 2005, selon des estimations de La Presse et de Commerce, à l'époque. Certes, Télésystème a racheté la participation de la Caisse de dépôt et placement, en 2003, mais ses coffres demeurent bien garnis.

Charles Sirois aurait pu investir toute sa fortune en Bourse ou dans les obligations et se la couler douce. C'est bien mal le connaître. Cet entrepreneur dans l'âme a plutôt choisi de miser sur les créateurs, les entrepreneurs.

Son entreprise Télésystème gère donc des fonds de capital-risque, qui investissent dans des PME en démarrage ou dans des firmes plus mûres. Rien n'est exclu: des vaccins pour les porcs aux logiciels de pointe en passant par les transmissions pour véhicules lourds. Télésystème est aussi le principal actionnaire de Zone3, cette boîte qui a produit les succès télé Minuit le soir (Claude Legault) et Le coeur a ses raisons (Marc Labrèche).

Parmi ses investissements, mentionnons également Plexo (médecine du travail), Stingray (catalogue mondial de karaoké), de même que les fonds Propulsion (logiciels) et ID Capital (PME innovatrice en démarrage).

Charles Sirois dit rencontrer chaque entrepreneur avant d'investir. "Moi, ce que j'aime le plus, c'est quand l'entrepreneur m'explique son projet, c'est la flamme dans ses yeux. C'est instantané. Tu vois la lumière, c'est un thrill", dit-il. En visitant ses bureaux du 1250, on comprend que cette passion n'est pas nouvelle. Les six salles de réunion de l'étage portent le nom d'un grand créateur, qu'il s'agisse de Joseph-Armand Bombardier, de Henry Ford ou de l'inventeur du gramophone, Émile Berliner, par exemple.

"Moi j'ai eu de la chance. Mon père était un entrepreneur à l'état pur. Il partait la broue dans le toupet. Quand j'avais 11 ans, il m'a donné 500$ et un journal avec des penny stock dans les mines et il m'a dit: achète et apprend comment ça marche", raconte-t-il.

L'homme d'affaires et les actionnaires minoritaires de Télésystème, son père Simon et son oncle Denis, croient aussi profondément dans les vertus de la technologie. "Le réchauffement de la planète, je regrette, mais ce ne sont pas les crédits de Kyoto qui vont être l'unique solution, mais la technologie. La solution aux problèmes humains passe par la technologie. Et cette innovation technologique, elle ne peut se concrétiser que par des entrepreneurs", dit-il.

Ses proches nous avaient avertis: Charles Sirois a constamment des idées et un point de vue original sur les problèmes. "C'est un leader exceptionnel, un Mozart. Il a des idées et les fait arriver", dit de lui François Duffar, ancien président de Cossette.

"Il s'attaque aux problèmes les plus difficiles, mais le fait avec un enthousiasme qui ne se dément pas", raconte Claude Forget, qui a travaillé étroitement avec lui entre 1994 et 1998, notamment à titre de coauteur du livre Le médium et les muses, qui porte sur la société de l'information.

Son nouveau dada: l'Afrique

En fait de problèmes difficiles, on ne saurait mieux dire. Charles Sirois a décidé de s'attaquer de plein fouet à la misère en Afrique. Pour y réduire la pauvreté, le financier a cofondé la société Enablis, un réseau qui vise à former des entrepreneurs et, ultimement, à créer des emplois (voir encadré).

"On réduit la pauvreté par la création d'emplois. Les dons, c'est très bon pour bâtir les infrastructures, mais c'est rarement capable de réduire la pauvreté de façon durable", dit-il.

À ce sujet, Charles Sirois raconte avoir eu beaucoup de difficultés à faire comprendre la philosophie d'Enablis.

"Ce qui m'enrage un peu, c'est que la plupart des organismes d'aide sont très à l'aise pour aider une Afrique à genoux, mais ils sont incapables de travailler avec une Afrique debout. Des Africains, il y en a debout. Et tu serais fier de voir ces entrepreneurs, de la même qualité que ceux d'ici. Ce sont eux qui vont prendre les Africains à genoux et qui vont les faire marcher, pas nous", dit-il.

On est loin de l'image traditionnelle du banquier froid et calculateur intéressé par les chiffres avant les gens. Banquier, c'est pourtant que ce que Charles Sirois est devenu, en quelque sorte, en acceptant la présidence du conseil d'administration de la Banque CIBC, en décembre dernier.

Charles Sirois est ainsi devenu le deuxième francophone à la tête d'une banque torontoise au Canada, après Guy St-Pierre. "Ça montre que les préjugés sur les races et les langues ne s'appliquent pas au Canada", dit ce fédéraliste convaincu, connu pour avoir donné un coup de main politique à Jean Charest, en 1998.

En vieillissant, Charles Sirois est préoccupé par la relève non seulement de son entreprise, mais également par celle du monde des affaires au Québec. Dans le cas de Télésystème, il a commencé à passer flambeau. En juillet, il a nommé son fils François-Charles président de l'entreprise, avec lui comme chef de la direction.

À ses yeux, les gens d'expérience devraient prendre "l'engagement social" de partager leur savoir. "Ce qui manque le plus à l'entrepreneur, ce n'est pas nécessairement le capital, mais l'expérience, pour éviter l'erreur fatale. Si, au Québec, nos entrepreneurs, commerçants et autres acceptaient de s'asseoir trois ou quatre heures par mois avec un plus jeune, on augmenterait le taux de succès des entreprises de façon gigantesque. Et c'est tellement le fun", dit-il.

L'homme d'affaires croit qu'il est plus facile aujourd'hui de se lancer en affaires qu'il y a 25 ans. Avec très peu de capital mais une bonne tête, on peut amener une idée très loin, dit-il, qu'on pense à Facebook ou Twitter.

Du même souffle, il dénonce l'inertie ambiante. "On vit dans une société qui ne veut plus aucun risque. On ne veut plus mourir, on ne veut plus être malade. Et chaque fois qu'un homme politique veut faire un projet, on lui présente tous les risques et ce qui ne marchera pas. On n'ose plus dès qu'il y a une probabilité d'échec."

"Il faut recommencer à oser, dit-il. Ce sont nos ancêtres qui ont découvert le continent. Ils sont partis en canot, ils avaient toujours bien des couilles. On dirait qu'on les a toutes perdues, nos couilles. On n'ose plus."

Charles Sirois s'est tu pendant des années. À l'écouter parler, on se dit que le Québec gagnerait peut-être à ce qu'il revienne au soleil.