La mesure est exceptionnelle. Des travailleurs lavallois du réseau de la santé ont gagné récemment le droit de refuser d'intervenir auprès de certains patients atteints de « troubles graves du comportement ». Leur démarche a forcé un débat de fond sur la question :  à qui incombe la tâche de s'exposer aux coups, aux morsures, aux étranglements, pour maîtriser les cas les plus lourds, ceux dont la détresse se traduit continuellement par des explosions de violence ?

Des usagers qui se frappent la tête contre les murs de toutes leurs forces et qui menacent de s'en prendre à quiconque les approche. Une fourchette, une perceuse, des morceaux de mobilier utilisés comme armes. Des projectiles lancés au visage. Des employés qui courent et réussissent de justesse à s'enfermer dans un poste de travail pour échapper aux coups... mais qui voient ensuite leur poursuivant défoncer la porte d'un seul coup de pied.

Lorsqu'elle est devenue présidente du syndicat local des préposés aux bénéficiaires, Marjolaine Aubé a décidé d'aller visiter ses membres qui travaillent à la résidence Louise-Vachon, un centre de réadaptation qui héberge des patients atteints de troubles graves du comportement, à Laval. Malgré sa longue expérience du réseau de la santé, la militante de la CSN n'avait jamais rien vu de tel. Il lui a fallu des semaines pour s'en remettre.

« Autant pour les travailleurs que pour les bénéficiaires, c'était la maison de l'horreur », se souvient-elle avec effroi.

« On est chanceux qu'il n'y ait pas eu de décès », renchérit Caroline Letarte-Simoneau, porte-parole du syndicat des éducateurs spécialisés et des travailleurs sociaux, affilié à l'Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS).

PORTES FACILEMENT DÉFONCÉES

Des rapports de la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) obtenus par La Presse confirment l'ampleur du problème et font état d'environ un évènement grave lié à la violence chaque semaine, pendant deux ans.

Parfois, ce sont pas moins de six policiers qui doivent investir la résidence d'urgence pour menotter un patient et l'emmener de force. « À un certain moment, même les policiers eux-mêmes ne voulaient pas entrer, ils attendaient du back-up », se souvient Caroline Letarte-Simoneau.

« Quand ils se désorganisent, certains bénéficiaires ont une force herculéenne et une grande tolérance à la douleur. » - Marjolaine Aubé, présidente du syndicat local des préposés aux bénéficiaires

Les patients les plus agressifs peuvent être confinés dans une salle d'isolement par mesure de sécurité, mais les rapports de la CNESST relatent de nombreux cas où des usagers ont défoncé la porte pour se ruer à l'extérieur et menacer tout le monde sur leur passage.

« L'usager peut sortir de sa chambre, mais aussi accéder au poste de travail qui devrait constituer un refuge sûr », constate l'inspecteur. Dans un cas survenu en mars dernier, un usager survolté a détruit sa porte à coups de pied, puis utilisé les poignées et d'autres morceaux de métal pour les lancer avec force vers les employés de la résidence.

Une infirmière auxiliaire s'est ensuite retrouvée coincée près d'une trentaine de minutes dans la pharmacie, seule, en bloquant la porte de toutes ses forces, pendant que le résidant tentait de l'ouvrir pour s'en prendre à elle. La police de Laval est finalement venue à son secours.

REFUS D'INTERVENIR

Le 28 mars dernier, 22 employés de la résidence ont exercé un droit de refus de travail en vertu de la loi. Après une série d'agressions et de menaces, ils refusaient d'intervenir auprès de trois usagers particulièrement difficiles, parce qu'ils jugeaient leur intégrité menacée.

Un inspecteur de la CNESST s'est rendu sur place. Avant même la fin de son inspection, un usager s'est emparé d'un balai dans une salle de lavage pour l'agiter de façon menaçante devant les travailleurs. Le personnel qui refusait d'intervenir auprès de lui depuis la veille s'est réfugié dans un poste de travail fermé, mais le patient a défoncé la porte et a commencé à leur cracher dessus.

Deux agents d'une firme de sécurité privée ont tenté de maîtriser l'homme, sans succès. Il a fallu attendre l'arrivée de quatre policiers pour que la situation se calme.

L'inspection de la CNESST a révélé plusieurs lacunes en matière de sécurité : les portes qu'on peut défoncer d'un simple coup de pied, les poignées de porte faciles à arracher, du mobilier non fixé au sol, un manque de personnel formé à intervenir physiquement, un système de communication déficient pour appeler à l'aide, et la présence de résidus qui peuvent servir d'armes lors des travaux d'entretien ou de rénovation.

Autre lacune majeure : le système de cartes magnétiques qui contrôle l'ouverture des portes fonctionne avec un petit délai, « ce qui permet aux usagers de rattraper l'intervenant » lorsque celui-ci tente de se réfugier dans une pièce fermée.

La CNESST a donc confirmé que les travailleurs auront le droit de refuser d'intervenir auprès des patients agressifs jusqu'à ce que de nouvelles mesures soient mises en place pour améliorer leur sécurité. « Je détermine qu'il existe un danger justifiant les 22 travailleurs à refuser d'intervenir auprès des usagers agressifs et violents », écrit l'inspecteur dans son rapport.

CHANGEMENT DE CLIENTÈLE

La mesure est exceptionnelle. Depuis deux ans, la CNESST n'avait relevé aucun refus du genre lié à des cas de violence dans tout le réseau de la santé québécois.

« Notre clientèle a beaucoup changé ces dernières années, parce que les gens de Laval doivent maintenant recevoir leurs services à Laval. Il y a eu une clientèle transférée de l'hôpital psychiatrique de Rivière-des-Prairies, mais nous n'avions pas les milieux nécessaires pour les recevoir. » - Caroline Letarte-Simoneau, porte-parole du syndicat des éducateurs spécialisés et des travailleurs sociaux

Du côté du Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de Laval, la direction dit être consciente que « des enjeux de sécurité peuvent survenir » dans les établissements qui hébergent des usagers présentant des troubles graves du comportement, dont les réactions sont parfois « difficiles à prévoir ».

« Tous les efforts sont consentis en vue de prévenir ce genre de situation », assure le porte-parole Pierre-Yves Séguin.

La direction a accepté d'investir dans de nouvelles formations pour le personnel, un meilleur système d'appels d'urgence, des réaménagements à l'environnement.

Mais la principale solution qui a rallié tout le monde, c'est l'ajout prochain d'une nouvelle classe d'employés spécialisés. La direction a confirmé qu'elle embaucherait sous peu 12 « agents d'intervention ou de sécurité », des spécialistes du corps à corps, pour soutenir le personnel clinique.

Déjà, le Centre jeunesse de Laval a accepté de prêter temporairement certains de ses propres agents d'intervention, qui sont rompus aux prises et aux clés de bras utilisés pour maîtriser un usager sans coups et sans blessures. Souvent détenteurs d'une formation de policier ou de pompier, ces agents suivent aussi des formations spéciales en milieu de travail qui les préparent à toute éventualité.

L'arrivée de ces renforts du Centre jeunesse a été reçue comme une bouffée d'air frais à la résidence Louise-Vachon.

« Ça aide beaucoup au sentiment de sécurité. Une infirmière, ce n'est pas quelqu'un qui a étudié pour être policière ou pour apprendre à sauter sur quelqu'un pour l'attacher. » - Déreck Cyr, porte-parole du syndicat des infirmières, affilié à la CSQ

Les travailleurs n'auraient pas voulu qu'on embauche de simples « gros bras », ou des agents de sécurité « ordinaires », qui n'auraient pas été formés à intervenir auprès d'usagers qui souffrent énormément et perdent le contrôle d'eux-mêmes.

Car le paradoxe d'un endroit comme la résidence Louise-Vachon, c'est que même si le personnel craint parfois d'être agressé, il tient mordicus à ce que les usagers soient traités avec un maximum de douceur et de compassion.

« Il y a des usagers qui ont des problèmes de santé mentale, ce n'est pas leur faute. La solution, ce n'est pas de les confronter », explique Déreck Cyr.

Lorsque tous les agents d'intervention seront en place et que les réaménagements auront été effectués, les syndiqués pourraient mettre fin au refus d'intervenir. Mais la réflexion a fait du chemin. Déjà, les syndicats envisagent de réclamer l'ajout d'agents d'intervention dans d'autres établissements lavallois, notamment dans l'unité psychiatrique de la Cité de la santé, pour améliorer le sentiment de sécurité.

Photo François Roy, La Presse

Des travailleurs de la maison Louise Vachon, à Laval, ont récemment obtenu le droit de ne pas intervenir auprès de certains patients atteints de « troubles graves du comportement » et qui compromettent leur intégrité et leur sécurité physique.